Par Belaïd Mokhtar, un lecteur Dès le lever du jour, en guise de réveil matinal, j'entendais les vociférations de mes quatre frères avec toujours la même rengaine : «Malika, sors du lit et va nous préparer le café !» Je m'exécutais sans rechigner. En ce temps-là dans les années 30, il n'y avait pas encore de réchaud ou de cuisinière, il fallait allumer un feu de bois, ce qui n'était pas une sinécure, surtout lorsque le bois était un peu humide. A la fin de cette pénible opération que je détestais, j'avais le visage noirci par la fumée et les larmes aux yeux. Cette corvée matinale terminée, une grosse cruche posée sur la tête, je devais chercher de l'eau à la fontaine qui se trouvait à des centaines de mètres de chez nous. De retour à la maison, éreintée, il fallait nettoyer l'étable puis c'était au tour des chèvres et des moutons à faire paître et je devenais alors la bergère. Un morceau de galette et quelques figues sèches que je mettais dans un petit sac et je prenais la route pour un autre long trajet vers d'immenses étendues verdoyantes où se régalait mon troupeau. Je retournais au bercail lorsque les rayons de soleil commençaient à disparaître loin dans l'horizon. Avant de prétendre à un repos bien mérité, j'aidais ma mère à servir mon père ainsi que mes frères. C'était mon quotidien durant de longues années. L'été, je participais au ramassage des figues sèches sous un soleil de plomb et l'hiver, les doigts gelés par le froid je m'agrippais aux oliviers pour la cueillette sur des pentes abruptes où au moindre faux pas je risquais de me rompre l'échine. L'énumération de toutes ces tâches me donnait le droit de dire que je réalisais autant de labeur que mes frères sinon plus et que je devais donc prétendre avoir les mêmes privilèges et droits qu'eux. Hélas, c'était loin d'être le cas, les soi-disant sages du village, qui j'espère rôtissent en enfer, décrétèrent une sorte de «loi» en contradiction avec les lois de la République et celles de la religion musulmane. Cette sentence ou cette abomination se résume ainsi : afin qu'aucun nom étranger ne vienne se greffer à ceux des habitants du village, les femmes sont exclues de leur part de terre puisque lorsqu'elles se marient elles perdent leur patronyme et prennent celui de leurs maris. Ces derniers risquent de vouloir venir rafler certaines de nos parcelles ou les vendre à des étrangers. Une véritable aubaine pour les mâles dominants qui poussèrent le bouchon un peu plus loin en ajoutant à cette infamie une autre ignominie, plus restrictive : une fois mariée la femme n'a plus droit à rien. Donc, le jour de mon mariage, le couperet est tombé sur ma tête. Je fus bannie de toutes les terres de mes parents ainsi que de leurs biens. Au décès de mon père, mon frère aîné qui prit les commandes de la famille, se sentant peut-être un peu coupable, m'apportait à chaque récolte un panier de figues, quelques litres d'huile d'olive ainsi que des fruits et légumes frais. Mes enfants et moi étions autorisés à passer quelques jours sur les terres de mes aïeuls durant les vacances scolaires. Mais une fois tous mes frères mariés, l'entente familiale vola en éclats. Poussés par leurs épouses respectives, ils voulurent tous partager les biens afin que chacun puisse vivre comme il le souhaitait. La répartition des terres et des biens fut engagée. Des parcelles furent tracées et le partage s'est fait au tirage au sort à la courte paille. En ce qui concerne la bâtisse, une estimation a été faite et ceux qui devaient y rester sont appelés à payer une certaine somme à ceux qui quittaient les lieux. Je ne peux décrire à la fois mon désarroi et ma colère en apprenant que lors du partage du coffre à bijoux de mes parents, les louis d'or furent répartis en quatre parts égales. Après la répartition il restait une seule pièce, mon plus jeune frère exigea que celle-ci soit à son tour fractionnée en quatre. Personne n'avait pensé un seul instant me l'offrir en guise de souvenir de ma défunte mère. A la disparation de mon frère aîné, adieu figues, huile d'olive, fruits et légumes frais. On me coupa radicalement les vivres. Pis encore, lorsqu'un de mes enfants demanda à un de ses cousins s'il pouvait se rendre sur les terres et visiter la demeure de ses grands-parents, et ce, afin de se remémorer les lieux de vacances de son enfance, il n'eut pour réponse qu'un silence sidéral équivalent à un refus. Je sais que mes pauvres nièces connaîtront la même spoliation que la mienne, mes neveux, plus sectaires et plus avides que leurs géniteurs, excluront leurs sœurs de tout héritage dès qu'elles convoleront. Moi, je m'estime heureuse de ne pas avoir été répudiée, d'autres, moins chanceuses que moi, ne sachant plus où aller après leur divorce, sont retournées au village pour devenir les boniches des épouses de leurs frères. Aujourd'hui, je peux partir l'esprit apaisé, j'ai eu la promesse que le partage de la maison et du peu de biens que je laisserai après ma mort seront partagés selon la religion musulmane, et non cette diabolique loi.