Les années n'ont pas réussi à effacer la tristesse qui se dégage de ses petits yeux bleus lorsqu'il évoque son enfance. Une enfance marquée par le dénuement. Il s'en souvient encore, les larmes aux yeux. Quand il fit ses premiers pas, Arezki, ce petit blond, n'aura pas le bonheur de prendre la main de son père qui le guidera. Un père qu'il ne connaîtra jamais. Une absence que personne n'a pu combler et que cet enfant unique vivra comme un déchirement. «Mon père est mort avant même que je ne vienne au monde. Ma mère était heureuse d'avoir un garçon tant désiré, après deux filles. Dans la Kabylie des années 1930, il était important que dans une fratrie le garçon, le futur homme de la famille, existe. C'était vécu comme une protection et une garantie pour la pérennité de la filiation. Après le décès de mon père, ma mère s'est retrouvée seule, sans ressources. Elle dut épouser son beau-frère, mon oncle, et cohabiter avec la première épouse qui avait déjà cinq enfants. La vie n'était pas facile en ces temps de disette. Mais le pire c'est cette partialité qui guidait les faits et gestes de mon oncle et son épouse. Les plus grosses parts étaient réservées à leurs enfants ; nous, on mangeait quand les autres n'avaient plus faim. Eux avaient droit à une couverture qu'ils dépliaient sur le sol pour dormir, nous, il nous arrivait de coucher à même le sol. Ma mère n'avait pas le droit de rouspéter. Elle avait un gîte qui abritait sa famille, c'était suffisant. Elle me racontait qu'elle ne ratait aucune waâda, aucune fête et lorsqu'on distribuait les morceaux de viande, elle cachait sa ration dans sa gandoura et s'empressait de rentrer à la maison pour nous la partager. C'était là l'unique raison pour s'y rendre.» Arezki, d'un tempérament plutôt discret, timide mais très sensible, souffrira beaucoup de cette injustice. Il ne supportait pas de voir sa mère pleurer, implorant Dieu de la sortir de cette misère. «J'avais six ans quand mon oncle m'envoya garder les moutons. En hiver, lorsque le froid givrait l'herbe, j'entourais mes pieds de vieux chiffons en guise de chaussures et portait ce qui restait d'un ancien pardessus râpé sur mon unique gandoura. Quand elle était sale, ma mère la lavait et la séchait sur un feu de bois. Parfois elle y passait toute la nuit pendant que je m'assoupissais, pour me réveiller le lendemain aux aurores. Je me souviens qu'elle enveloppait un morceau de galette imbibé d'huile d'olive dans une serviette (qu'elle avait soigneusement caché pendant la journée) et le rangeait dans ma vieille besace. C'était mon déjeuner. L'été, quand le soleil tapait fort, mon habit je le lavais moi-même dans l'oued, et le séchais en suivant les rayons du soleil, je le portais souvent humide, car il me procurait de la fraîcheur. Le soir, je rentrais exténué et souvent m'endormais sans dîner car il n'y avait plus rien à manger. Mais ma mère sortait toujours quelque chose qu'elle avait dissimulé sous sa robe. Elle me tendait une figue sèche ou quelques glands : «Tiens, prends ça, ne dors pas le ventre creux.» J'avais les larmes aux yeux. Je cachais mon visage pour ne pas lui faire de peine. Je l'entendais souvent conjurer Dieu pour que ceux qui me font tant de peine soient punis. A neuf ans, ce fils des montagnes qui savait à peine lire et écrire décide de mettre fin à ce dénuement. Un jour, alors que son oncle maternel, établi à Alger, venait rendre visite à sa sœur, il le supplia de le laisser partir avec lui. Sa mère saura convaincre son frère, et c'est ainsi qu'il quittera son village en jurant de ne jamais y remettre les pieds. Commencera pour lui une nouvelle vie. Il reprendra son instruction, conscient qu'il ne pourra pas faire grand-chose sans elle. «J'étais fasciné par l'immensité de la ville, ses bâtiments, ses avenues, ses voitures, ses magasins. Le paradis quoi ! Et tous ces panneaux que j'avais du mal à déchiffrer me confortaient dans mon idée de réapprendre la lecture et l'écriture. Mon oncle, qui travaillait dans un bar, a persuadé les patrons, des Français, de m'engager comme plongeur, et au lieu de me payer, ils seraient mes enseignants. N'ayant pas le déni de faciès, le couple qui n'avait pas d'enfant m'avait adopté. Il m'a surnommé Marcel. A 18 ans, j'ai pris mon envol, je n'avais pas poussé mes études mais j'étais armé pour faire autre chose que la plonge. Serveur, puis cuisinier, je connaissais la valeur de l'argent pour ne pas le jeter par les fenêtres. Je me suis construit moi-même car je voulais fonder un foyer». C'est à l'hôpital où il exerçait comme aide-soignant, puis instrumentiste après de petites formations sur le tas, qu'il a connu sa première femme. Il avait 26 ans. La vie l'avait forgé, mais pas assez puisque son mariage n'avait duré que 4 ans. «Une expérience qui m'a rendu plus mature. J'ai pu, avec mes économies, payer la location d'un petit studio, qui m'a ouvert la voie vers un avenir meilleur. En 1953, je convolais en justes noces avec cette fois la femme de ma vie. Une femme merveilleuse. De cette heureuse union naquirent sept enfants. Notre bonheur s'est interrompu quelques années, après le déclenchement de la guerre de libération. Je fus emprisonné 2 longues années, durant lesquelles mon épouse a dû élever seule nos jumeaux qui avaient tout juste 6 mois. Après mon arrestation, ma femme n'eut aucune nouvelle de moi durant plus de trois mois. Après des recherches sans relâche, elle, citadine qu'elle était, ayant eu cette chance d'avoir fait des études, me retrouvera. Elle ne ratait aucune visite et m'apportait toutes sortes de friandises, des cigarettes, je me rappellerai toujours ces petits verres de miel que j'ai gardés, et qui ont garni notre vaisselier. Elle a réussi à combler tout l'amour et le bonheur dont j'étais privé durant ma tendre enfance. Après l'indépendance, j'ai repris mon métier de cuisinier, jusqu'à ma retraite. J'ai fini chef. J'ai transmis l'amour de la cuisine à mes filles qui sont devenues des cordons-bleus. Tout ce que je n'ai pas eu, tout ce que je n'ai pas pu faire, je l'ai consacré à mes enfants. Tous ont fait de brillantes études, ils n'ont pas manqué d'amour et de tendresse, et tous aujourd'hui sont mariés et à leur tour élèvent leurs enfants. Je suis retourné deux fois dans mon village natal, grâce à ma femme, une première fois, et une seconde fois avec mes enfants, histoire de leur faire découvrir leurs racines. Ma vie c'est là où j'ai trouvé le bonheur, dans cette ville qui m'a tant donné. Je ne regrette pas mon choix.»