Youcef Merahi [email protected] Sur les hauteurs stratosphériques de mon pays, le temps n'est plus au beau fixe. Il pleut à verse. S'il fait doux pour certains, il grêle, par contre, sur la tête d'autres Algériens qui tutoyaient le sommet impitoyable du pouvoir. On dit souvent que plus dure sera la chute, car plus haut que l'on se trouve, on est assis que sur son derche. Je reprends quelques dictons populaires pour être in. C'est comme ça : aujourd'hui, on se prélasse sous le soleil du pouvoir ; le lendemain, on se retrouve à se gratter le crâne, ne sachant par quel dispositif machiavélique la roue a tourné dans le sens contraire d'une montre. Un gouvernement saute ; un autre s'en vient. Un Premier ministre entame sa traversée du désert, un autre revoie la copie. C'est la loi implacable du pouvoir ; hier, on dispose de la décision ; le lendemain, on reçoit sur la tronche un gnon terrible. En effet, le patron des patrons tutoyait le sommet ; autant dire qu'il participait au pouvoir. Au point où la vox populi disait de lui qu'il était un faiseur de ministres, de walis et autres directeurs généraux. C'est de notoriété publique ! Untel est nommé ministre ; le lendemain, la rue reprend en chœur : «c'est un proche du patron des patrons.» Oui, c'est sûr, il y est pour quelque chose dans la nomination de ce ministre. Tel wali ? Il est derrière sa nomination. Cela relève-t-il d'un fantasme populaire ou est-ce la réalité du terrain ? Il n'y a pas de fumée sans feu, comme on dit. En tout état de cause, la rumeur fait son cheminement inexorablement ; et le peuple y croit, dur comme fer. Quelle est la part de vérité ? Et la part de la mystification ? On ne le saura peut-être jamais. La presse nationale relève que le patron des patrons aurait reçu un paquet de mises en demeure pour des chantiers en rade. Pas qu'un seul ! Des dizaines. Ici, où est la part de vérité ? Et la part du fantasme collectif ? Dans ce genre d'affaire, il est difficile de démêler le vrai du faux ; car le fruit est dans le ver. Il faut ouvrir le fruit. Il faut passer à la chirurgie. Il faut couper. Et la vox populi n'arrêtera pas de fantasmer, tant que la vérité ne vient pas d'en haut. Et si cela se confirme, y aura-t-il passage de la justice ? Ou ne serait-ce qu'un dossier parmi tant d'autres ? Le sismographe fait des siennes, en ce moment. Les plaques bougent ; l'une enjambe l'autre ; il y a du séisme dans l'air. Il est dans la nature du pouvoir de jeter une sonde à la société pour jauger sa réaction, avant d'agir pour de vrai. Sauf que là, il n'y a pas que la société qui est partie prenante. Il y a 2019 qui se profile ; cette année n'est pas si loin ; elle est à portée de calendrier. Donc, on affûte ses armes ; on se prépare au siège ; on affine ses plans d'attaque ; on fait le tri des soutiens potentiels ; et «le peuple opère en marge (Tahar Djaout)». Surtout, qu'on ne vienne pas me sonner les cloches avec des élections transparentes. Démocratiques. Et tout le toutim ! Je n'y crois pas du tout. Dès lors, j'attends de voir qui aura le dernier : ce nouveau Premier ministre qui en a vu dans la territoriale, les ministères et les hautes sphères du pouvoir ; ou les forces d'une oligarchie qui a fait boire la tasse à notre pays. Voilà donc où on en est ! Pas seulement. Des ministres ont sauté ; d'autres sont arrivés. Ça paraît logique lors d'un remaniement. Mais voilà, l'équipe sortante n'a fait aucun bilan. Il faut néanmoins préciser que si bilan il y a, il s'agira en l'occurrence de juger de l'action du président de la République. On nous a assez rabâchés qu'il était question d'appliquer, à la lettre, le programme du Président ; du reste, c'était le mot d'ordre du parti au pouvoir, le FLN pour ne pas le nommer. Puis, les nouveaux ministres, à peine installés, ont remis en cause des décisions de leurs prédécesseurs. Que se passe-t-il donc ? Dites-nous ce qu'il y a. On a le droit de savoir. La ville d'Aokas s'est transformée en citadelle de la contestation intellectuelle, par la grâce de décisions administratives difficiles à avaler. Bouzeguène a connu cet ostracisme. Ça sent le soufre ! On a vite oublié que l'interdiction de la conférence de Mouloud Mammeri a enfanté le Printemps berbère d'avril 1980. Aokas est déclarée zone interdite aux intellectuels, écrivains, poètes et universitaires. On n'en veut pas, là-bas. En fait, l'administration de wilaya interdit sans interdire ; puisque à chaque demande d'autorisation, les pouvoirs publics font la sourde oreille. Du mépris, en somme ! Excédés, les jeunes d'Aokas ont tenu à ce que Ramdane Achab fasse sa conférence sur l'édition en tamazight, lui-même étant éditeur. Pas dans la rue, non. Dans un lieu approprié : au centre culturel d'Aokas. La police évacue la salle ; ça rappelle un certain 20 Avril. Une évacuation chahutée, selon les réseaux sociaux. Et c'est le début de l'émeute ! Il y a quelque chose qui m'échappe : l'administration reçoit une demande, elle n'a qu'à répondre et justifier sa réponse. Que nenni, rien de rien ! Au lieu d'encourager ces jeunes qui propagent la culture, on est en train de les pousser à la violence. En quoi une conférence sur l'édition en tamazight dérangerait l'ordre public ? Et en quoi une conférence sur les poèmes kabyles anciens avait troublé l'ordre public, en 1980 ? Repose en paix, Dda Lmulud ! Akkouche est venu, du Canada, présenter son livre ; il n'a pas eu le temps de souffler que le bâillon fait son sale boulot ; Adli devait parler de «la pensée kabyle», à Aokas, justement ; les pouvoirs publics ont opposé sans raison leur veto ; un café maure a fait l'affaire, etc. Qu'est-ce qui se passe chez nous ? Qui donne ces ordres ? Le ministre de l'Intérieur ? Le Premier ministre ? Le wali ? Le chef de daïra ? Rien ne justifie l'interdiction d'une conférence culturelle ! L'Algérie a besoin de débattre. Avec elle-même. Sur elle-même. De tout. Et de rien. On a besoin de parler. De s'exprimer. Oui, même sur l'autonomie ! Sur le beau. Sur l'écologie. Sur la nature de l'Etat. Sur la corruption. Sur l'avenir du pays. Sur la jeunesse qui fout le camp. Il est important que le ministre de l'Intérieur s'exprime sur ce sujet. Qu'il éclaire notre lanterne ! Qu'il nous dise le pourquoi du comment ! Les policiers, qui étaient ce jour-là à Aokas, ont autre chose à faire qu'empêcher une conférence de se tenir. Ils ont autre chose à faire, Monsieur le Ministre ! Oui, encore une fois, je fais appel à un poète – Léo Ferré – pour me passer, gratos, une bouffée d'oxygène, car j'étouffe en ce pays où la Parole n'a pas droit de cité : «Bipède volupteur de lyre/Epoux châtré de Polymnie/Vérolé de lune à confire/Grand-duc bouillon des librairies/Maroufle à prendre à l'hexamètre/Voyou décliné chez les grecs/Albatros à chaîne et à guêtres/Cigale qui claque du bec/Poète, vos papiers !»