(2e partie et fin) Darine habitait un des plus huppés quartiers, situé à la périphérie d'une grande ville côtière. Leur maison, «L'Alhambra», une magnifique villa de type hispano-mauresque à deux niveaux avec un vaste patio, vue sur mer, était une demeure où il faisait bon vivre et recevoir. Darine avait pris place deux banquettes plus loin que la jeune femme et s'était mise du côté de la vitre pour admirer le paysage ; toute une série de belles villas de style colonial aux couleurs attrayantes, situées l'une de l'autre à distance régulière et alignées presque au cordeau. Puis de nouveau, le trolleybus s'était arrêté juste à l'entrée du grand boulevard ou du front de mer comme on l'appelait également. La jeune fille descendit. A peine descendue, Darine fut surprise par les longs rugissements du Kairouan qui levait l'ancre. Il était dix-sept heures. Comme toujours il y avait foule sur la corniche, le front de mer et sur les quais, pour voir le magnifique paquebot effectuer la manœuvre dans de longs mugissements de sirènes avant de quitter le port, tiré par deux puissants remorqueurs. Jusqu'à la dernière minute elle était restée là avec les autres, pour un dernier salut, un dernier «au revoir», saluant de la main ou agitant un mouchoir à l'intention de leurs proches embarqués à bord de ce paquebot. La jeune fille se souvenait comme si c'était hier de sa première traversée par bateau jusqu'à Marseille. Il y a quelques années de cela, pour les récompenser de leurs excellents résultats scolaires, la ville avait offert à une dizaine de collégiens et collégiennes un séjour au centre de vacances Léo-Lagrange de Vaison-La-Romaine, dans le Vaucluse. Ils avaient alors tous embarqué à Alger à bord du Kairouan. C'était un navire hors du commun, le plus rapide de sa génération en vitesse pure avec ses 24, voire 25 nœuds en exploitation. Un bateau qui part, c'est toujours émouvant, aussi triste que beau à la fois. Une fois l'extrémité de la jetée dépassée, le Kairouan vira de bord en faisant entendre encore une fois le mugissement de ses sirènes puis prit la direction du grand large. Sur les trottoirs, des familles entières qui sortaient pour profiter de la fraîcheur du soir, des gens qui revenaient de la plage et des touristes qui faisaient leurs achats-souvenirs, un dernier tour dans la ville, déambulaient tout le long du front de mer. Les terrasses des cafés et des salons de dégustation de glaces étaient bondées. Par intermittence, de légères brises marines venaient lentement rafraîchir l'atmosphère. Reconnaissables à leur uniforme blanc fait d'un casque léger genre colonial, d'une saharienne aux boutons métalliques dorés, d'une jupe ou d'un short, de brodequins et de bas qui leur arrivaient jusqu'aux mollets, les mains accrochées à leur gros ceinturon, des agents de l'ordre patrouillaient deux par deux le long du grand boulevard pour veiller sur la quiétude des gens. Une touriste accompagnée d'une toute jeune fille aborda Darine. Elle parlait une langue qu'elle ne comprenait pas ; peut-être des Hollandaises, des Suédoises ou encore des Danoises, s'était dit la jeune fille. La femme, une blonde d'une cinquantaine d'années, grande de taille, portait une robe d'été noire à fleurs rouges et jaunes, alors que la fille qui devait avoir juste l'âge de Katia, sa jeune sœur, portait sur son short bleu indigo une belle chemise à fleurs. Elles firent quelques pas ensemble et Darine comprit qu'elles cherchaient un guide, un interprète pour leurs emplettes. Par gesticulations et quelques mots en français, en arabe et en anglais, des bribes, elles finirent par se comprendre. Ursula et sa fille Olga, des Suédoises, étaient descendues au Med-Palace où les attendait Olof, le chef de famille, et comme Darine semblait être seule, elles l'invitaient aussi si elle voulait bien venir à leur hôtel prendre quelques douceurs avec elles. La proposition avait fait rire Darine car elle ne s'attendait vraiment pas à une telle demande, alors que la femme, Ursula, prenant cela pour un consentement, lui prit hardiment une main et la secoua pour la remercier. Tremblante d'émotion, n'osant encore croire à ce qui lui arrivait, Darine s'était laissé entraîner comme une jeune villageoise lors de son premier bal, sa première danse. Les trois femmes avaient déambulé encore un moment jusqu'à un enfoncement du parapet en ferronnerie d'art formant un large demi-cercle, «Le Promontoire», où elles s'étaient accoudées pour admirer la mer avec au loin le Kairouan qui s'éloignait en laissant derrière lui une traînée d'écume blanche, et bien sûr faire meilleure connaissance. On appelait l'endroit «Le Promontoire» parce que c'était là que jadis les habitants, connus pour leur légendaire hospitalité, venaient voir accoster les bateaux de marchandises, passer les caravanes, accueillir les marins en peine et les voyageurs de commerce épuisés par la solitude des longues traversées, des longs périples, pour leur offrir gîte et réconfort. Un vieil escalier métallique datant de l'époque ottomane, très fréquenté, large, tournant, tout ombragé de chèvrefeuille et d'aristoloche qui formaient par endroits tonnelle, descendait par palier jusqu'à la route du port une cinquantaine de mètres plus bas. Ursula ouvrit son sac à main puis offrit un succulent bonbon au rhum enrobé de chocolat à Darine et un autre à sa fille, avant de mettre un troisième dans sa bouche. Au premier plan, la petite baie était remplie de bateaux de plaisance qui ondulaient sur l'eau comme des jouets avec leurs voilures colorées. Les trois femmes n'arrivaient toujours pas à établir un vrai dialogue, mais par bribes de phrases, par le langage du geste et des yeux, elles arrivaient à se comprendre, en éclatant parfois de rire tant au final cela semblait aller de soi. Puis, à leur demande, Darine conduisit ses nouvelles amies à la rue des antiquaires où l'on trouvait toutes sortes de boutiques et de bazars pour touristes et les aida dans leurs nombreux achats. Située au dixième et dernier étage du Med-Palace, la grande terrasse qui donnait sur le port était bondée de touristes et de clients fortunés. Sur une petite scène installée dans un coin, six musiciens tout de blanc vêtus grattaient langoureusement les cordes de leur guitare en jouant La Paloma. Après s'être rafraîchies, refait une petite beauté, les trois femmes s'étaient attablées avec Olof et prirent du thé avec de grands morceaux de tarte aux fruits et des coupes de glace. Saisie par un trac incroyable, comme une jeune comédienne avant d'affronter son public, Darine riait de tout pour essayer de cacher sa frousse. Très attentionnée, la famille d'Ursula l'entourait d'une exquise aménité. A l'horizon le soleil se couchait en incendiant la mer dans des éclats flamboyants de ses magnifiques rayons sur l'eau, alors que la longue journée de l'été finissant s'était mise à décliner. Comme dans un opéra ou un spectacle de plein air, des applaudissements et des cris d'admiration s'élevèrent brusquement de toute la terrasse quand l'astre du jour disparut dans une féerie de couleur sur l'eau et les nuages suspendus entre ciel et mer. Après un repas gastronomique auquel elle n'avait pu échapper, Darine s'était levée pour partir après avoir regardé sa montre et remercié chaudement ses hôtes. Il était vingt et une heure passées. Aussitôt toute la famille d'Ursula en avait fait autant et descendit avec elle jusqu'au perron du Med-Palace où Olof, le chef de famille, lui commanda un taxi. Dans la voiture qui l'emmenait, sans savoir pourquoi, la jeune fille pensa à Cendrillon, puis regarda ses pieds. Ses deux espadrilles étaient bien là, elle n'en avait perdu aucune. Alors elle avait éclaté de rire, un rire si fort qu'il intrigua le conducteur, mais celui-ci ne pouvait comprendre...