Il était dix-huit heures trente quand j'ai franchi en ce lundi 25 mai la porte de «l'Oranaise», une crémerie située à l'angle du croisement de la rue Monge et du Front de mer. A l'intérieur, des clients épars savouraient des glaces et des boissons aux fruits. Derrière le comptoir, le patron pressait ses employés d'en finir avec les derniers préparatifs avant l'heure d'affluence des habitués des lieux. Je le saluai d'un geste de la main et me dirigeai vers la place où m'attendaient mes deux amis. Bouleversé par l'histoire d'Aïchouche que je venais d'apprendre de la bouche de Daouia, je m'assis à leur table sans m'excuser du retard que j'avais pris sur notre rendez-vous. Emballés par le sujet de leur discussion, ils ne me firent aucune remarque, et poursuivirent leur échange sur les prouesses technologiques accomplies par l'homme dans sa conquête de l'espace, de la légende du vol d'Icare à la station spatiale. Très vite, leur conversation tourna autour de la course aux armements que se livraient les grandes puissances pour dominer les nations faibles en usant d'engins de plus en plus sophistiqués, depuis la création de la flèche en silex à la bombe H. Le sujet s'imposait de lui-même, eu égard aux conflits qui ont parsemé l'histoire de l'humanité, et qui continuent à endeuiller les peuples d'Afrique et du Moyen-Orient. Ce qui amena d'ailleurs mes amis à disserter sur l'ère à partir de laquelle nos lointains ascendants ont commencé à fabriquer des armes pour se battre et s'entretuer. Naturellement, ils firent appel à leurs connaissances en paléontologie humaine. Etant profane en la matière, je suivais en spectateur leurs échanges argumentés. Il y avait des jours où je gardais le silence, mais ce soir-là je me l'imposais à cause de mon ignorance du sujet et surtout du drame de ma nouvelle voisine du rez-de- chaussée. - L'homme de Cro-Magnon est l'ancêtre de l'homme moderne, dit l'un de mes amis en citant les objets découverts en Dordogne par Edouard Lartet. - Oui, lui répondit le second. Il y a plus de trois millions d'années depuis que l'homme a commencé à utiliser des outils. Mais, de toutes les fouilles effectuées à travers le monde, Lucy, nom donné au premier fossile trouvé intact en Ethiopie, représente le spécimen le plus ancien de la race humaine ; et, de ce fait, il conforte le mieux la théorie de Darwin sur l'évolution de notre espèce. - Il s'agit probablement d'un squelette de femme selon les spécialistes en la matière, enchaîna le premier. Le nom de Lucy illumina tout à coup mon esprit. Il me fit penser à Aïchouche et à ses mésaventures. Si la renommée de Lucy était due aux paléontologues qui avaient fait d'elle une personnalité, à l'inverse, Aïchouche avait une histoire. Elle mériterait bien que l'on s'intéressât à son sort pour dénoncer l'indifférence qu'affichait la société à son égard. En parler maintenant nous sortirait de l'impasse où la discussion s'enlisait. Je tentai alors une diversion en orientant le débat vers les rôles joués par les femmes à travers l'Histoire. - Il est évident que les femmes comme Lucy ont façonné le monde. Sans elles, nous ne serions pas là à radoter sur la mutation des espèces, leur dis-je sans être sûr que mon intervention les incitât à changer de sujet. A mon grand étonnement, le premier s'empara de l'idée et me tira de la situation embarrassante dans laquelle je me trouvais. - Oui, me dit-il, à la condition qu'on lui témoignât du respect. - Et surtout, de ne pas jouer de sa sensibilité ni de lui mentir en lui balançant de fausses promesses et la pousser au suicide comme l'a fait Dorian Gray avec Sibyl Vane dans le fameux roman d'Oscar Wilde, enchaîna le second. - Justement, c'est là où je voulais en venir ! Immortaliser Lucy en lui collant l'histoire de ma voisine, leur dis-je, tout content d'avoir réussi à leur faire changer de sujet. A l'inverse du squelette difforme de Lucy, Aïchouche avait tout pour plaire et réussir. C'était une Madone avec de gros yeux noirs et une chevelure d'ébène qui lui tombait sur les épaules. De son cou de cygne, des taches de rousseur scintillaient comme des paillettes d'or sous les rayons du soleil. Elle avait certes de l'allure, la démarche élégante et le geste gracieux. Mais, par-dessus tout, c'était une femme d'esprit. Native d'un village du pays profond, elle avait brillamment terminé ses études et après un concours passé haut la main, elle avait obtenu une place d'enseignante au collège. La plupart des habitants lui vouaient respect et considération, même si certains regardaient sa réussite d'un mauvais œil. Ils avaient peur que son exploit risquerait de faire tache d'huile en poussant d'autres femmes à suivre son exemple pour briser le silence qui pesait sur la condition de la gent féminine. Déjà, les mauvaises langues la traitaient insidieusement de dévergondée, et les plus sournois des hommes allèrent jusqu'à se plaindre à l'imam de la mosquée. Ce dernier, drapé dans son rôle de juge inquisiteur, multiplia les prêches incendiaires en vilipendant les comportements immoraux des jeunes filles de la cité. C'était clair. Il faisait allusion à Aïchouche, la seule qui osait traverser la place du village sans se soucier des regards obliques. Elle ne prêtait guère attention aux médisances des barbus et savait que la jalousie était l'arme des envieux et des faibles d'esprit. Mais c'était sans compter sur la méchanceté des faux dévots. Pour arriver à leurs fins, ils mirent à contribution un des leurs, un jeune homme au visage d'ange et au cœur de démon. Deux mois lui avaient suffi à faire chavirer le cœur de la jeune fille. En proie à la passion, elle trouva le moyen de le rencontrer sans éveiller les soupçons. Chaque dimanche en allant au hammam, la patronne devenue sa confidente lui prêtait un «tchador» pour son déguisement. Travestie de la sorte, elle sortait sans attirer l'attention des passants, rejoignait son homme, passait deux bonnes heures en sa compagnie et revenait prendre son bain comme si de rien n'était. Au bout de six mois, elle tomba enceinte ; et, quand elle l'informa, il nia tout en bloc et disparut. Abandonnée à son triste sort, elle réalisa enfin qu'il l'avait trahie. Elle n'avait d'autre choix que d'avorter ou se donner la mort. Car les gens de son village lavaient leur honneur dans le sang au détriment du bon sens et de la morale. La pauvre Aïchouche était prête à se sacrifier sur l'autel de la bêtise humaine pour sauver la dignité de sa famille. Par bonheur, la patronne du hammam lui refila l'adresse d'une amie à Oran. Cette dernière, au vu de sa grossesse, lui conseilla de garder le bébé. Cinq mois plus tard, naquit Amel, l'espoir qu'elle attendait, une petite fille qui lui redonna confiance en la vie. Elle s'arma de patience et frappa à toutes les portes pour retrouver le travail d'enseignante qu'elle avait abandonné en quittant son village. Mais rien n'y fit. Même la nourrice d'Amel, celle-là même qui l'avait prise en charge à son arrivée à Oran, ne pouvait la garder plus longtemps. Sans ressources et sans toit, elle errait comme une folle quand Daouia l'avait rencontrée le 30 avril au marché. Du coup, elle avait compris que la jeune femme allait droit au précipice du suicide ou de la dépression. Daouia l'aida à reprendre son travail et à emménager dans l'appartement alors inoccupé du rez-de-chaussée. Mais les malheurs d'Aïchouche n'étaient pas terminés pour autant. Le jour même de l'accident d'El Mounchar, en allant récupérer Amel, elle ne trouva nulle trace d'elle, partie, évaporée sans laisser d'adresse. Depuis, toutes ses recherches demeuraient vaines. Emus autant que moi par les mésaventures d'Aïchouche, mes amis compatirent en silence. Tristes, nous nous séparâmes sans mot dire. En entrant dans le hall de l'immeuble, j'ai compris aux éclats de voix et des youyous qui fusaient du rez-de-chaussée qu'Aïchouche avait retrouvé sa fille. Heureux comme un ange, je m'engouffrai dans la cabine de l'ascenseur que les ouvriers engagés par El Mounchar venaient enfin de réparer.