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C'est ma vie
Tayeb, le berger
Publié dans Le Soir d'Algérie le 20 - 05 - 2017


Par Chelli Noureddine, retraité
Tayeb se dirigeait avec son troupeau de chèvres vers la montagne quand le soleil commençait à peine à se lever. En cette journée d'automne, il commençait à faire un peu frais la matinée, le berger s'était emmitouflé dans son burnous, les pieds enfouis dans des chaussures que le cordonnier du village lui a faites, résistant aux pistes caillouteuses et aux escarpements des monts et collines.
La gibecière en bandoulière, son chien le précédait et guettait le moindre éloignement d'une chèvre à cause du chacal. Un jour, cette bête lui a dévoré l'une des plus belles chèvres de son troupeau qui appartenait à Saïd ben Larbi, le forgeron du village. Il a fallu l'intervention de son voisin Mohammed ben Messaoud pour régler le différend qui l'opposa à son propriétaire après cette énorme perte. Tayeb arriva dans un endroit élevé, il décida d'y camper avec son troupeau. Il se reposa à côté d'un rocher et laissa ses bêtes chercher les rares herbes et arbustes qui poussaient à cet endroit. Il tira de sa musette la galette que lui avait donné une famille propriétaire de chèvres, coupa un morceau et commença à manger en buvant quelques gorgées de leben (petit-lait).
Tayeb n'a jamais fréquenté l'école française. Quand il était enfant, il accompagnait son père qui était berger. Il lui avait appris à guider le troupeau, à connaître les endroits environnants et les maisons du village. Ainsi après la mort de son père, Tayeb, devenu adolescent, lui succéda et devint le berger du village. Aujourd'hui, devenu jeune homme, il réfléchissait souvent au mariage quand il se trouvait seul loin du village, au pied de la montagne. Un soir, alors qu'il était assis en compagnie de sa mère au moment du dîner, elle osa lui parler :
- Mon fils, il est temps de penser au mariage.
- Pas encore maman, ça peut encore attendre.
- Les enfants égayent la maison.
- Bien sûr maman, j'y penserai, je vais aller dormir.
Il se leva et partit dans la chambre qui se trouvait au fond de la maison et s'allongea sur la sedda (lit). Cette nuit, il ne dormit pas, pensant à ce que lui avait dit sa mère. Quelle était la femme qui accepterait de se marier avec lui ?
C'était l'automne, et la période de la récolte des dattes est là. Les enfants accompagnaient leurs parents au jardin afin d'y participer. Ils conduisaient les ânes lourdement chargés de régimes ou ramassaient les fruits tombés par terre en veillant à bien chercher dans les coins. C'était pour nous une corvée en même temps une occasion d'échapper à l'école car nos parents trouvaient toujours pour ces absences des excuses auprès des maîtres pour nous permettre de les aider. C'était pour nous l'âge de l'insouciance, nous nous gavions de dattes. Les régimes s'entassaient dans les maisons au fur et à mesure qu'on les portait puis on les accrochait aux murs ou bien on les entassait sur des supports pour que les dattes mûrissent et sèchent. Quand nous partions le matin à l'école, nous remplissions nos poches de dattes sèches pour les manger pendant la récréation. De temps en temps, le maître nous donnait l'ordre de nous placer l'un à côté de l'autre en rangées (une rangée d'élèves en face de l'autre à une dizaine de mètres). La première fois, nous crûmes que le maître allait organiser une course mais nous dûmes vite désenchanter quand il lança son : «Ramassez les noyaux !» Nous obéissions vite et nous accroupissions si bien que lorsque la cloche sonna la rentrée, un grand tas de noyaux noirâtres gisait au milieu de la cour. Ainsi la cour fut nettoyée de nos innocentes semailles au fil des années que nous passâmes dans cette prestigieuse école. L'école indigène d'El-Kantara fut ouverte vers 1892, c'était l'une des premières écoles de la région. Nos pères et grands-pères y avaient appris la langue française chez des générations d'enseignants français. A notre tour, nous suivions leur chemin en fréquentant cette école dès l'âge de 6 ans. Quand il atteignait l'âge obligatoire, le petit garçon indigène (car la fille n'avait pas le droit d'aller à l'école française) était emmené par son père à l'école. Le matin, au mois d'octobre, l'enfant est habillé d'une simple gandoura ou, pour les plus nantis, d'un pantalon et d'une chemise, marchant pieds nus ou chaussé d'une paire de souliers fabriqués par le cordonnier du village, pleurant ou sautant tel un chevreau, il était poussé vers la porte d'entrée avec ses camarades des trois villages. C'était la cohue dans la grande cour de l'école. Le petit garçon dévisageait ces roumis venus de loin et qui parlaient dans une langue qu'il ne comprenait pas.
Peu à peu, il s'habituait à sa nouvelle vie d'écolier, avec son cartable et son tablier gris. Passant d'une classe à une autre, fuguant parfois ou renvoyé pour absence et indiscipline, il arrivait au bout de sa scolarité : le fameux certificat d'études primaires (CEP). car la sixième et les études supérieures dans les villes, ce n'était pas pour tout le monde.
Tayeb, notre berger, s'en allait tranquillement vers la sortie du village, menant son troupeau que surveillait Bobby, le chien fidèle. Arrivé devant l'oued Boubiada, il vit un groupe de jeunes filles qui lavaient le linge, assises sur une grosse pierre. Elles étaient debout et remuaient de haut en bas leurs jambes à moitié nues sur le linge étalé sur la grosse pierre.
Tayeb s'arrêta un instant, charmé par cette scène coutumière mais qu'il aimait revoir à chaque fois qu'il passait par cet endroit. Cette fois, le destin était au rendez-vous : une jeune fille cessa cette danse laborieuse, se retourna et le dévisagea longuement. Il l'avait reconnue : c'était Louiza, la fille de Mokhtar, son voisin. Elle portait toujours sa gandoura mauve que cintrait une bandelette noire. Sa tête était à demi couverte par un foulard qui laissait entrevoir une mèche de cheveux brunâtres. Il n'eut pas le temps de s'attarder car son troupeau prenait de l'allure et arpentait la colline qui longeait l'oued Boubiada et continuait vers le flanc de la montagne. Arrivé sur le lieu de pacage, Tayeb s'allongea sur le sol rocailleux et parsemé de touffes d'armoise et de multitudes de petites plantes sauvages. Il se remémora cette scène lointaine des lavandières et qui avait attiré son attention. Louiza était une belle fille, à peine sortie de l'enfance mais dont le corps la ressemblait à une femme solide. Tayeb la connaissait depuis son enfance, ils jouaient ensemble quand ils étaient enfants. Mais il l'avait perdue de vue à l'adolescence puisque son père Mokhtar ben Abdallah était un farouche conservateur et il épiait chaque sortie de sa fille. Cette nuit, Tayeb ne dormit pas. Il ne cessait de penser à la scène de l'oued Boubiadha et Louiza sa voisine. Il était obsédé par sa beauté soudaine si bien qu'il décida d'en parler à sa mère cette fois.
L'occasion se présenta un jour, quand son oncle maternel Larbi vint leur rendre visite. Tayeb prit son courage à deux mains et lui fit part d'aller dire à sa mère qu'il acceptait de se marier. A condition qu'on lui apporte Louiza bent Mokhtar ben Abdallah, sa voisine.
Au début, sa mère était réticente. «Mon fils épouser la voisine, ce n'est pas possible», disait-elle. Mais son frère Larbi la persuada peu à peu ; alors elle accepta. Aussitôt les négociations de la khotba (demande en mariage) avec les parents de la voisine commencèrent et se terminèrent quelques jours après par un accord mutuel et la date du mariage fut fixée pour le printemps prochain.
Tayeb était heureux et attendit patiemment l'arrivée du printemps, début des mariages à El-Kantara. Quand arriva la date prévue, il y eut une grande effervescence dans la maison de Tayeb : toute la famille était réunie pour célébrer ce mariage qui allait durer sept jours et sept nuits comme le voulait la coutume. Tayeb alla de bonne heure vers Maïlha, un endroit situé à quelques kilomètres à l'est d'El-Kantara d'où il ramena un zembil (charge d'âne) d'albâtre pour badigeonner la maison. On égorgea quatre chèvres et on prépara le couscous qui sera servi à tous les membres de la famille mais aussi aux voisins et aux pauvres du quartier.
Au milieu de la cour, un tas de blé gisait et au-dessus, une corde suspendait et à laquelle pendaient quelques habits : c'était le djahez (trousseau de la mariée). Puis une vieille femme s'avança portant un grand plat rempli de bonbons, de cacahuètes et de dattes ; arrivée devant le tas de blé, elle commença à lancer par poignée ces friandises si bien que les enfants présents s'en donnaient à cœur joie en sautant sur l'aubaine en se bousculant.
Dans la maison de la mariée, il y avait aussi une grande fête : les bendirs battaient leur plein, les youyous des femmes se faisaient entendre jusqu'au loin. Ce jour-là, tout El-Kantara savait que Tayeb ben Ahmed ben Mabrouk, le berger, allait se marier avec Louiza bent Mokhtar ben Abdallah, tous deux habitant à Haouch Abdallah. Le mahfel (cortège des femmes) s'ébranla de la maison de Tayeb, accompagné par deux hommes, Larbi son oncle et un voisin nommé Kaddour ben Salah ben Ahmed. Ils se dirigèrent vers la maison de la mariée qui n'était pas loin, en chantant. Au retour, la mariée couverte entièrement et quelques membres de sa famille se sont joints au mahfel et avançaient à pied en direction de la maison du marié. D'habitude quand le trajet est long, la mariée est montée sur une baghla (mule).
Arrivées devant la porte de la maison, les femmes entonnèrent la chanson Jebnaha ou jaina (nous avons amené la mariée et nous sommes venues par la bénédiction des hommes...). Aussitôt arrivée devant l'entrée de la maison, la mariée lança un œuf qui se brisa sur le montant supérieur de la porte (c'était un signe de fertilité). On fit entrer la mariée dans une chambre où on la fit s'asseoir sur une natte, des jeunes filles l'entourèrent des deux côtés et la fête s'amplifia de plus belle, chansons et danses se poursuivirent jusqu'à une heure tardive de la nuit. Alors que l'âariss (le marié), habillé d'un burnous et d'une gandoura blancs était loin dans un autre endroit avec ses camarades, buvant du thé accompagné de cacahuètes. Vers minuit, la mariée fut conduite seule vers la modeste chambre de son époux. On la reposa sur le bord du lit conjugal formé de branches de palmiers posées sur un endroit surélevé que couvraient des haoulis (couvertures traditionnelles) tissées par la mère de Tayeb. La minuscule pièce était éclairée par un quinquet qui dégageait une fumée âcre.
Peu après, le marié arriva à la maison. Ce fut sa mère qui le conduisit jusqu'à la porte de sa chambre et d'un pas furtif elle s'éloigna avant qu'il ne pénétrât dans la pièce.
Tayeb n'en croyait pas ses yeux : il allait rencontrer Louiza, celle qu'il a voulue était sûrement derrière la porte et l'attendait. Sa main tremblait quand il tourna la poignée en forme d'œuf et descendit la marche. Tout d'abord, il ne regarda pas devant lui la minuscule chambre où reposaient ses modestes affaires mais qui pour la circonstance a été badigeonnée à la chaux, ce qui la rendait plus vaste qu'avant sa vie de célibataire. Quand il eut verrouillé la porte, il se retourna et faillit tomber à la renverse devant le spectacle fabuleux et incroyable qui s'offrait devant ses yeux : c'était une très vaste chambre éclairée par des lumières intenses suspendues au plafond décoré de grandes fresques vantant les batailles d'antan entre les tribus des Ouled Ibrahim et celles des Rmadnas dans un décor de cavalerie et de parades de guerriers. Le paysage qui s'étalait devant lui était infini. Au loin, par les larges baies de la chambre, il distinguait des jardins luxuriants plantés d'une multitude de palmiers et d'arbres fruitiers divers et où broutaient un troupeau de chèvres tachetées parfois de blanc et de noir ou d'ocre.
Un grand lit à baldaquin trônait au milieu, de grandes voiles de couleur mauve l'entouraient, il ressemblait à un navire voguant paisiblement dans une mer calme et prêt à accoster dans un port inconnu. Au milieu du lit, une silhouette tout en blanc habillée était allongée et semblait endormie. Le reste de la chambre était garni de meubles où s'entassaient différents vêtements écarlates. Tayeb hésita un moment, puis il s'approcha lentement du grand lit : comme par enchantement, les voiles se levèrent et Louiza apparut immaculée dans son habillement, elle leva la tête. Tayeb la vit de plus près et pour la première fois de sa vie, il remarqua que le fond de ses yeux était d'un bleu azur.
Les deux mariés ne se quittèrent pas des yeux quand un étalon, un pur sang arabe, apparut devant le bord du lit, ils n'hésitèrent pas à l'enfourcher, Louiza assise en amazone devant Tayeb qui de la main droite tenant les rênes du cheval et du bras gauche enlaçant son épouse. Le cheval s'élança dans un galop effréné, traversa l'immense jardin et se perdit dans le lointain. Combien de temps s'est écoulé depuis qu'il a franchi la porte de la chambre ? Il était dans ses pensées quand il fut réveillé par des coups lourds sur la porte et quelqu'un qui criait : «Tayeb, Tayeb sort !»
C'était sa mère qui s'égosillait dehors. Il n'eut pas le temps de jeter un regard sur sa femme qui était étendue sur le pauvre lit, il enfila ses vêtements rapidement à la lumière blafarde du quinquet à pétrole qui fumait et se dirigea vers la sortie où sa mère l'attendait impatiente. L'aube pointait et les coqs du quartier lançaient leur premier appel, Tayeb s'enfuit comme un voleur vers sa retraite. Aussitôt, une nuée de femmes s'engouffra dans la minuscule chambre. Quand il s'éloigna de la maison, il entendit une succession de youyous et un coup de fusil déchira le silence de la nuit. Il s'affaissa paisiblement sur la natte posée sur le sol et dormit profondément.


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