Hadja Mimi se sent en parfaite forme aujourd�hui. Comme tous les autres jours, elle s�est douch�e, accompli sa pri�re du matin, un long moment de recueillement et de m�ditation, puis boit doucement sa premi�re tasse de caf� qu�elle appr�cie br�lant et cors�. Deux autres suivront. �La premi�re, dit-elle, sert � me fouetter, la seconde m�est indispensable pour lire la presse de la veille ( El Watan, Le Soir d�Alg�rie, Libert�), la troisi�me pour accompagner ma tartine beurr�e.� Lorsqu�on la regarde, la vieillesse ne fait pas peur. Hormis quelques ridules � peine visibles, le poids des ann�es n�a pas alt�r� sa beaut� et l��clat de ses yeux gris-vert. Pas plus qu�il n�a ab�m� sa m�moire en parfait �tat. Lucide, autonome, l�esprit alerte et curieux, �l�gante, pince-sans-rire en toute circonstance, elle est un v�ritable rayon de soleil qui r�chauffe tous les c�urs. Et l�on se demande souvent d�o� puise-t-elle cette force tranquille que d�gage tout son �tre, elle que les malheurs et les souffrances n�ont pas �pargn�e ? Son seul regret est de ne plus faire autant de choses que nagu�re. Elle a tant donn� � ses enfants et ses proches que sa plainte est injustifi�e. Hadja Mimi n�est pas une personne encombrante ou une �vieille personne�, elle est la �m�re-courage�, la seule qui sache insuffler � tous la capacit� d�affronter la morosit� du quotidien parce qu�elle a eu une vie bien remplie. Neuf heures du matin. On sonne � la porte. Hadja Mimi est seule. Elle ne devrait pas ouvrir la porte. C�est pourtant souvent qu�elle transgresse l�interdit et r�pond toujours : �J�ai pris le soin de regarder par le judas.� Elle se retrouve face � un couple. Entre deux �ges, l�homme porte un costume bien �lim� et frip�. Ses chaussures marron poussi�reuses, semblent avoir fait toutes les guerres. Son pull jaune vif, fait un peu plus rebondir sa bedaine. La femme est plus jeune, elle para�t plus soign�e, mais c�est une simple apparence. Le regard de son h�tesse n�a pu �viter le vernis rouge fonc� �caill�, sur ses ongles en deuil. Ils pr�sentent tous deux leurs cartes professionnelles : inspecteurs. Hadja Mimi leur propose un caf�. Elle insiste. Aucun visiteur quel que soit son �ge ne ressort de chez elle sans s��tre restaur� et ce, quelle que soit l�heure de la journ�e. - C�est � propos du local commercial de votre fils M. M�hamed F... pouvons-nous le visiter ? Est-il l� ? demande le fonctionnaire. - Que racontez-vous donc ? M�Hamed habitait effectivement avec moi. Ici, c�est le domicile familial et mon fils est d�c�d� en f�vrier 2002. Il n�existe aucun local chez moi, ni ailleurs. - Allah yarahmou (Que Dieu lui accorde Sa Mis�ricorde), mais c�est ennuyeux, parce qu�il a des cotisations impay�es. Comment faire ? - En effet, c�est terriblement d�solant pour sa famille, pour sa m�re surtout. Cela fait � peine deux mois et vous �tes en train de remuer le couteau dans la plaie. Elle se l�ve, tire une chemise cartonn�e d�un placard. Elle lui remet un acte de d�c�s. - Qui s�occupe de sa succession ? Le regard de Hadja Mimi vire � l�orage : - Quelle succession ? Mon fils �tait un haut cadre de l�Etat durant de nombreuses ann�es. Puis il fut consultant aupr�s du minist�re de E... Son bureau est le seul local commercial que je lui connaisse. Ses comp�tences av�r�es et son int�grit� sont l�unique bien qu�il a laiss� � ses deux gar�ons. Etes-vous satisfait ? Elles les raccompagne vers la porte de sortie et confie � sa famille que cette visite l�a fortement contrari�e : �Au lieu de chercher querelle aux morts, ce fonctionnaire ferait mieux de repasser le pli de son pantalon. Celui-ci ressemblait � un torchon de cuisine�. Et toc ! Certains diront �videmment qu�il n�existe aucun lien entre un bureaucrate et sa tenue n�glig�e. Pour Hadja Mimi, un fonctionnaire consciencieux et travailleur est d�abord un homme soign� et impeccable. Au moment de p�n�trer au minist�re, l�inspecteur B... constate que tout le b�timent est plong� dans l�obscurit�. Ce n�est pas la premi�re fois qu�il y a une panne d��lectricit�. Ce ne sera certainement pas la derni�re. Au service �cr�ances et cr�dit�, les ordinateurs sont �teints comme tous ceux des autres guichets. Les jeunes filles et dames papotent entre elles. L�une communique aux autres une recette de cuisine. L�autre parle de la derni�re vacherie de sa belle-m�re. Celle-l� regarde le plafond en m�chonnant bruyamment un chewing-gum. Lorsqu�une id�e ou un r�ve lui traversent la petite caisse qui lui sert de cerveau, elle fait craquer de grosses bulles sans que cela incommode les autres. Celle-ci se refait une beaut� et confie aux autres que ses cheveux faussement blonds auraient besoin d�une bonne coupe. Devant la caisse centrale, la foule grossit. La foule gronde. Imperturbable, le caissier courb� en deux lui tourne le dos ou plut�t lui offre son post�rieur. Cette posture comique ne le g�ne nullement. Il a mieux � faire. Il compte la grosse somme d�argent ramen�e par une de ses connaissances. Tous deux comptent et recomptent. Il sait qu�il aura droit � une bonne �commission�. Il feint de ne pas entendre les r�criminations des uns et des autres. - Mais enfin nous n�avons pas que cela � faire. Attendre .... attendre jusqu�� quand ? - Depuis 1962, nous attendons, pourquoi cela changerait- il ? dit une dame. En 2002, ils ne sont pas capables d�avoir un groupe �lectrog�ne et ont la pr�tention d�utiliser les nouvelles technologies ! - Ils sont tr�s forts pour les proc�dures devant les tribunaux et les p�nalit�s. Mais pour les prestations de service il n�y a plus personne, lui r�torque un jeune homme. La �pi�taille� s��gosille, s�impatiente, s��nerve. Le caissier n�en a cure. Pour l�instant les billets en coupures de 200 DA sont sa seule passion. Au bout de deux heures l��lectricit� est r�tablie. Une sonnerie stridente se fait entendre. C�est l�alarme. Les ronds-de-cuir se mettent � courir dans tous les sens. Ils s�interpellent par leurs pr�noms, s�apostrophent, s�insultent. Aucun d�entre eux ne sait o� se situe le bouton. Ils vont et viennent, font du bruit beaucoup de bruit pour rien. Un agent de nettoiement propose ses services. C�est lui qui met fin � ce tintamarre assourdissant. L�inspecteur le regarde soup�onneux : - Comment cet analphab�te conna�t-il le fonctionnement du dispositif ? demande-t-il � un agent de s�curit�. L�autre dit qu�il l�ignore et promet de signaler l�anomalie par �crit au ministre. De retour � son bureau M. B... demande audience � son chef hi�rarchique. - Nous nous sommes rendus au domicile de M�Hamed F... Il est d�c�d�, voici deux mois de cela et n�avons pas trouv� de local. Le probl�me demeure entier, car il nous faut recouvrer le paiement des cotisations avant la fin de l�ann�e. - Ecoutez-moi bien, lorsqu�il s�agit de proc�dures routini�res telle que celle-ci, il est inutile de me d�ranger. Proc�dez � la saisie du local et � l�acquittement des cr�ances. - Mais Monsieur le directeur, ce cas est diff�rent des autres, M�Hamed F... est... L�autre l�interrompe sans m�nagement : - Je sais, il est mort et apr�s ? R�veillez-le et d�brouillez-vous ! Il se l�ve, l�inspecteur comprend que l�entretien est termin�. Il s�installe face � sa vieille machine � �crire. Dans cet espace exigu les dossiers s�entassent p�le-m�le : �Trait�s�. �En phase de solution� et �affaires contentieuses�. Il y en a partout. Sur le sol dans une armoire en m�tal gris pleine � craquer. Sur la table, sur les deux chaises. Le clavier de l�ordinateur a disparu. A sa place, il y a encore des chemises vertes, jaunes, roses. M. B.... croule sous la paperasses et lorsqu�il est assis on ne voit plus que sa t�te. Il r�dige une convocation � la date de ce jour : 10 avril 2002 : �A Monsieur M�Hamed F... domicili� � Alger chez Mme Hadja Mimi F... sis 9 rue Mohamed..., pri�re vous pr�senter dans les meilleurs d�lais pour affaire vous concernant. En cas de nonex�cution proc�derons � la saisie du local sans pr�judice des poursuites judiciaires�. Il lit et relit. �Mais enfin il est mort !� se dit-il. Mais apr�s tout de quoi se m�le-t-il ? Le directeur a bien dit �r�veillez-le�. Il sait ce qu�il lui en a co�t� de par le pass� lorsqu�il avait voulu s�attirer les bonnes gr�ces de son sup�rieur. Un d�tournement de 400 millions de centimes avait �t� commis au sein de l�inspection. L�auteur n�avait pas encore �t� identifi�. M. B... pr�senta le commissaire de la brigade financi�re � son directeur. - Avez-vous des faits nouveaux ? demande celui-ci. - Pour l�instant nos investigations sont dirig�es contre X - Dans ce cas pour quelles raisons n�avez-vous pas cru utile de nous r�v�ler les noms et pr�noms de M X ? G�n�, le fonctionnaire de police eut cette r�ponse qui avait fait le tour du minist�re. - L��chographie est l�unique examen qui permette d�identifier les X et les Y. Il vous faudra donc �tre patient Monsieur le directeur. L�inspecteur fut secou� d�un rire irr�pressible, s�attirant ainsi les foudres de son chef hi�rarchique. Ce n��tait pas sa premi�re perle. Un des nombreux ministres qui �taient pass�s lui avait un jour demand� d�expliciter le contenu de son rapport ayant trait � un accident de circulation commis par un client : �A cause de la vitesse, le nomm� Mahmoud D... tue l�arbre sur la route. Il se porte des coups � la t�te et se fait ainsi tomber � la reverse et meurt�. Une autre fois il avait plaid� la cause d�un citoyen afin que soit consistant le remboursement des d�g�ts mat�riels : �Si j�insiste, dit-il, c�est parce que ce Monsieur a beaucoup de fr�res et s�urs m�me si chacun a son lit ! (issus du m�me p�re et non de la m�me m�re) ou encore : �Du premier enfant est n�e sa s�ur !�) L�homme, petit de taille, serait pass� inaper�u, sans ses boulettes r�p�titives qu�on se transmettait de l�un � l�autre. L�on trouvait m�me le temps long lorsque ses bourdes tardaient � venir. Le pli recommand� est parvenu � Hadja Mimi dix jours apr�s son envoi. De la rue Edith Cavel � la rue Mohamed... il y a exactement une distance de 500 m�tres. La dame tourne et retourne la �convocation� du mort dans tous les sens. Des juristes, elle n�en manque pas parmi ses enfants, des humoristes non plus. Dans sa famille, le rire est une valeur et un principe de vie. L�on rit pour conjurer le mauvais sort, pour dissimuler au nom de la dignit� ses souffrances, pour dire sa bonne humeur et la grande d�rision des choses de la vie. Le rire est un tr�sor pr�cieux pour qui sait s�en servir. Le rire est l�ami de l�homme. C�est le meilleur ami. - Tu vas r�pondre � M. B.... en communiquant la nouvelle adresse de M. M�Hamed� sugg�re l�une de ses filles. - Au cimeti�re ? - Exactement, r�torque l�a�n�e Hadja Mimi prend sa plume : �Par lettre recommand�e n�318, vous avez adress� une convocation � mon fils M. M�Hamed F... consultant avant son d�c�s. Vous ayant inform� r�cemment de cela, en vous remettant un acte d��tat-civil, je vous prie de convoquer l�int�ress� � sa nouvelle adresse : �M. M�Hamed F... cimeti�re de Sidi-Yahia - Bir-Mourad-Ra�s - Alger. Lorsque l�inspecteur re�oit la r�ponse, son visage d�j� bien p�le, devient bl�me de col�re. Il lance un chapelet de jurons et d�cide de se remettre face � sa machine � �crire qu�il a surnomm�e : �Ma seconde �pouse�. Peut-�tre aurait-il d� dire la premi�re, si l�on en juge par son profond attachement � celle qui l�accompagne dans sa carri�re depuis 1963. Il refuse de la remplacer par l�ordinateur, estimant que ce serait une grave infid�lit� de sa part qu�elle ne m�rite pas. �Deuxi�me convocation avant saisie� : Mai 2002 � M. M�Hamed F... Suite � votre requ�te d�avril 2002, nous avons proc�d� � un total d�gr�vement pour l�ann�e en cours � compter de f�vrier 2002. Nous vous prions de vous acquitter des cotisations pour 2001. Dernier avis avant saisie. M. B... Inspecteur Hadja Mimi, infatigable s�adresse cette fois-ci au ministre. Elle en a vu d�autres et d�cide de faire une lettre courte en signalant le d�c�s de son fils, sa qualit� de consultant ayant occup� un bureau au sein d�un minist�re et le fait que les ayants-droits et h�ritiers r�sident � l��tranger. Le ministre est l�un des rares universitaires capable de donner � chaque mot le sens qui lui sied. Mais il a du pain sur la planche. Beaucoup de pain, car semblables � de vieux cro�tons rassis inutilisables m�me pour du pain perdu, ses collaborateurs ont surv�cu � toutes les temp�tes et tous les ministres. Ils sont l� solidement et durablement comme tous les naphtalineux qui g�rent et administrent le pays. Au cours de la r�union hebdomadaire, le ministre �voque ce dossier qu�il qualifie d��trange et demande qui a eu la saugrenue id�e de convoquer un mort au niveau de l�inspection ? Le premier responsable de l�inspection opte alors pour le mensonge : �En v�rit�, Monsieur le ministre, il est mort apr�s nous avoir sollicit�s pour une remise�. Il sait que les ministres n�ont pas le temps de v�rifier et ne peuvent s�occuper des d�tails. Ils ont d�autres pr�occupations et priorit�s. - Mort ou vivant, r�glez cela au mieux. Je ne veux plus en entendre parler et laissez cette pauvre femme tranquille. La mort de son fils ne vous suffit-elle donc pas ? - M. B... ne comprend pas pour quelles raisons son sup�rieur est furieux contre lui. Il n�a fait qu�ex�cuter ses ordres. - Mais monsieur, c�est vous... - C�est moi quoi ? R�glez-moi ce dossier au plus vite. De retour � son bureau, l�inspecteur a envie de tout casser. Il en veut � la terre enti�re et aurait volontiers d�pos� sa d�mission n�eussent �t� ses responsabilit�s de p�re et d��poux. Et puis, ce n�est pas le moment. Peut-�tre ce ministre lui accordera-t-il enfin la promotion qu�il attend depuis si longtemps ? Ainsi, n�aura-t-il plus � subir les humeurs et l�incomp�tence de son chef. Contre qui pourrait-il exhaler sa col�re ? Son �pouse ? Il sait qu�il ne dirige plus rien � la maison. Sa femme, ses filles et sa belle-m�re sont seules � d�cider. Lui, a l�illusion d�exister et vit dans sa bulle. Contre sa secr�taire ? Impossible. Elle a de solides appuis et pourrait lui causer de s�rieux ennuis. Contre l�inspectrice-stagiaire qui l�a accompagn� chez Hadja Mimi ? Elle pourrait �tre sa fille et il l�a d�j� vu pleurer pour des broutilles. Elle fait partie de ces femmes qui pr�f�rent verser des larmes pour ne pas avoir � argumenter. Seule une autre lettre adress�e � Hadja Mimi le calmera. Madame, �En avril 2002, votre fils nous a �crit pour solliciter des remises et vous ne nous avez pas signal� son d�c�s comme le veut la proc�dure. Ainsi, nous n�avons commis aucune erreur� R�ponse de Mme Hadja Mimi F... Monsieur : �Vous m�informez d�un miracle qui s�est produit puisque mon fils mort en d�cembre 2001 vous aurait �crit en avril 2002. Puisse Dieu dans son omnipotence et sa mansu�tude me permettre de communiquer moi aussi avec mon cher enfant ! Par ailleurs, la derni�re fois, j�avais omis de mentionner le num�ro de la tombe : 278. Ainsi verrez-vous votre t�che facilit�e, parfaite consid�ration� Hadja Mimi. - Quand donc vont-ils dispara�tre et laisser enfin ceux qui n�ont jamais parl� s�exprimer et d�cider ce qu�il y a de mieux pour eux ? lui dit un de ses petits-enfants. Un jeune homme d�sabus� comme tant d�autres... De 2003 � 2005 Hadja Mimi ne re�ut plus de �convocations�. Plut�t M. M�Hamed F... dorma enfin en paix dans sa tombe. Et puis au mois d�octobre 2005, nouveau pli mais d�un autre service du minist�re. Cette fois avec la complicit� de tous, Hadja Mimi opta pour une carte joliment imprim�e : �M. Mohamed F... vous informe qu�il est d�c�d� depuis d�cembre 2001. Que de ce fait il regrette de n�avoir pu r�pondre � vos convocations ayant chang� d�adresse. Pour mon courrier, veuillez faire suivre : �Cimeti�re de Sidi- Yahia, tombe n�278. All�e ombrag�e�. Le nouveau ministre a demand� � M. B.... de faire valoir ses droits � la retraite. Son sup�rieur hi�rarchique a eu une promotion. Et le gardien du cimeti�re n�a pas encore re�u de correspondances pour M�hamed F...