Nous publions la deuxi�me partie d�un passage de l�ouvrage Un �t� en enfer publi� aux Editions Exils (� Paris) sous la plume de H. G. Esmeralda, pseudonyme d�une �Jud�o-berb�re� a particip� � la lutte d�ind�pendance nationale. Arr�t�e en ao�t 1957, elle a �t� conduite � l��cole Sarrouy o� elle a �t� affreusement tortur�e. Une fois lib�r�e, elle r�dige � Paris son t�moignage dont une seule partie fut publi�e. Pr�s de cinquante ans apr�s, �Esmeralda� a d�cid� de publier int�gralement son t�moignage non sans craindre toujours des repr�sailles de la part des officiers tortionnaires qui ont gagn� en grade. Cette premi�re nuit du 6 ao�t fut � la fois interminable et trop br�ve ! Apr�s m�avoir attach�e au dossier du banc, les paras me laiss�rent. J�entendis des hurlements provenant du premier �tage, les premiers apr�s mes propres hurlements � et je pleurais sachant ce qu�ils contenaient de douleur physique et morale. Pour ma part, ma propre faiblesse � je n�avais pu r�sister aux br�lures du courant �lectrique � ne cessait de me tourmenter. J�en avais honte ! et ils devaient me �reprendre� au petit matin ! Comment tenir ?... Les heures passaient trop vite. Le courant provoque une soif atroce, je demandais constamment � boire. Les sentinelles qui se succ�daient toutes les deux heures et demie se r�jouissaient � ma vue, plus d�une en profita pour me peloter les seins. Toutes les demi-heures � peu pr�s, un colosse aux yeux brid�s et rougis par l�insomnie, entrait dans la salle, il s�avan�ait vers moi, s�asseyait sur le bord de ma table et entamait de longs raisonnements accompagn�s de gifles, de coups sur le nez, la t�te. Je n�avais pas la paix. �Pourquoi qu�t�es sur ce banc ?! Parc�que t�as pas parl� ! Parc�que t�as une sale t�te de bois ! Alors que maintenant tu pourrais dormir, peinarde, dans un bon lit !� Je sus par les sentinelles que cet homme ne dormait pas la nuit, et que son travail consistait � harceler les d�tenus en instance. C�est une torture qui a son poids quand les nerfs ne supportent m�me plus le son de la parole. Cette nuit pourtant fuyait trop vite. Le moment allait venir o� l�on reviendrait me prendre, o� je monterai � nouveau l�escalier vers la torture. Mes bras ankylos�s commen�aient � me faire mal, par instant des secousses incontr�l�es m��branlaient. A l�aube, le lieutenant Fl. (3) apparut dans l�encadrement de la porte, il ordonna � la sentinelle de me d�tacher, puis il disparut. Mes bras retrouvaient leur libert� : le bras droit ne ressentait plus rien. Autour de l�auriculaire de ma main droite, un anneau marron, br�lure visible du courant �lectrique. Avec le jour, un � un les prisonniers s��veillaient, du moins ceux qui avaient dormi. Je les observais tandis qu�eux-m�mes me saluaient du regard. Certains, quand ils pouvaient s�asseoir, s�adossaient au mur � d�autres restaient allong�s, la nuque seulement appuy�e contre les plinthes � c��tait leur fa�on d�entrer dans une nouvelle journ�e. Depuis combien de temps durait leur martyre ? L�aspect de leur barbe laissait deviner la dur�e de leur d�tention � leur maigreur aussi. L�un d�eux avait �t� emmen� en pyjama, un autre en cale�on et il se couvrait les jambes d�une veste pr�t�e. L�homme en pyjama ray� que je surnommai int�rieurement Dachau, car d�une maigreur effroyable, gardait sur son visage bleui par les coups une expression sereine. Comment parler de tous ces hommes ? Ces vingt-deux corps allong�s r�sumaient assez de souffrances ! La journ�e commen�ait. De la minuscule cour attenante d�o� nous parvenaient des �clats de voix, je guettai avec crainte celle de L. qui avait promis de me �reprendre� au matin, mais je n�entendis rien. Une grande animation annon�ait le r�veil des paras, et tr�s fort ; lanc�e par les hauts-parleurs, une musique de danse envahit les lieux. Bient�t, sous cette musique harmonieuse s��lev�rent des hurlements humains, d�autant plus horribles, tous, dans la classe, semblaient y �tre habitu�s. Il nous �tait d�fendu de parler, de nous faire des signes ou de nous d�placer. Celui qui avait soif levait le doigt vers la sentinelle post�e � l�entr�e de la salle, puis apr�s autorisation, s�avan�ait quand il le pouvait vers le seau d�eau au centre de la pi�ce, buvait et regagnait sa place. Les premi�res heures de la matin�e s��coul�rent ainsi dans une classe o� nous nous tenions en silence et o� les cris et la musique provenant du premier �tage nous rappelaient ce que nous redoutions. Les regards erraient d�un visage � l�autre comme pour s�y consoler, et seules nos pens�es encore libres, qu�on voulait nous arracher se d�battaient douloureusement � d�fendre un honneur bafou�. Pour tous, une attente anxieuse, et la peur paralysante de la torture. Cette peur, les paras l�entretenaient pr�cieusement : toutes les vingt minutes � peu pr�s, suivant la longueur des s�ances de torture, le bourreau au cr�ne ras� entrait en trombe dans notre classe. Son apparition provoquait de ces pesants silences durant lesquels nous suspendions notre respiration et le cours de nos pens�es. H�sitant � plaisir, il braquait son index dans le vide, semblant chercher quelqu�un, puis, apr�s avoir balay� la pi�ce du regard il pointait son doigt : �Toi ! disait-il, suis-moi !� Un corps se levait, et courb� s�en allait au supplice. Ce d�part provoquait en nous de p�nibles sentiments contradictoires : un immense soulagement �go�ste, en m�me temps qu�une terrible honte � l�id�e de ce qu�allait endurer celui qu�on emmenait. Le lieutenant Schmitt, remarquable de cynisme, entretenait notre peur avec raffinement. Dans la matin�e, il vint, muni d�un rasoir �lectrique qu�il brancha � une prise pr�s d�une fen�tre, et d�un air d�tach�, avec minutie, se rasa devant nous. Le bourdonnement du rasoir en marche p�n�trait nos corps endoloris et chacun revivait � ce bruit les longues s�ances de torture au courant �lectrique. Tout semblait calcul� pour nous abattre, nous d�moraliser, nous transformer en loques : hurlements des supplici�s, musique, coups, brutalit�s des sentinelles... La plupart d�entre elles, post�es � l�entr�e de la salle, �taient le plus souvent saoules, parfois titubantes, surtout celles de la nuit, allant jusqu�� nous menacer de tous nous descendre, le doigt pos� sur la g�chette. Une nuit, l�une manqua m�me de passer � l�acte avant que, par miracle, un grad� arriv� incidemment ne la fasse remplacer. De temps � autre surgissait un propagandiste qui du pas de la porte, nous criait : �R�p�tez tous ! Le FLN est foutu ! Vive la France !�. Et les d�tenus reprenaient sombrement : �Le FLN est foutu, vive la France...� Apr�s quoi, il s�en allait poursuivre plus loin sa besogne de d�moralisation. On ne s�occupait toujours pas de moi. Vers deux heures de l�apr�s-midi, j�entendis avec effroi la voix de L. dans la cour : �Tu as pass� un coup de t�l�phone � la petite A. ?� Et celle de Schmitt r�pondait : �Pas l�temps mon vieux, il y a eu d�autres affaires plus importantes que la sienne !� L�apr�s-midi se d�roula comme la matin�e en musique et hurlements. Vers deux heures et demie � nous savions l�heure approximative par le changement des sentinelles � un para passa la t�te dans notre salle : �Vz�avez mang� ?� Nous r�pond�mes non en ch�ur, d�un son faible et monocorde. Alors on nous lan�a une grosse bo�te de sardines et deux boules de pain, qu�aussit�t un d�tenu partagea entre les vingt-trois que nous �tions. Plus tard, une sentinelle moins cruelle que les autres � discr�tement applaudie � la rel�ve � nous distribua quelques cigarettes que les hommes partag�rent entre eux, et chacun tira d�mocratiquement une bouff�e, oubliant pour quelques secondes cet enfer. Par une fen�tre situ�e tout en haut de la salle et donnant sur la rue, j�apercevais un mur d�cr�pi, br�l� par le soleil. La Casbah �tait l�, deux m�tres au-dessus de nos t�tes, en cet apr�s-midi d�ao�t, avec ses rues peupl�es d�enfants. Leurs rires et les �chos de leurs jeux nous parvenaient nettement. La vie libre au-dehors, la vie tout court, �clatait avec l�insouciance de ces enfants, et ce bidon de lait m�tallique qu�ils agitaient joyeusement, je n�en oublierai jamais le son. Apparemment ils entendaient nos cris en d�pit de la musique cens�e les couvrir car ils poussaient leur inconscience jusqu�� imiter par jeu nos hurlements. Vers la fin de la soir�e, on vint me chercher. On me fit monter au premier. La lassitude entra�ne souvent un sentiment de fatalit�. J��tais presque d�tendue. Le lieutenant Schmitt, assis derri�re une table, me demanda de mettre en phrases les mots que l�on m�avait arrach�s la veille. Je le fis sans difficult� : j�avais soign� R. S., ce qui n�engageait que moi. Schmitt cria : �Gare � la version baratin ! De toute fa�on tout est v�rifi�, les mensonges vous co�teront cher !� Mais il n�insista pas. Etonn�e, je restai interdite, ne croyant pas pouvoir redescendre sans plus de s�vices de l�interrogatoire ! Il vit mon �tonnement : �Peut-�tre avez-vous autre chose � nous dire ?� Je m�empressai de le d�tromper, et l�on me ramena dans la classe. Seconde nuit blanche. Comment dormir dans cet antre ? Les tortures se poursuivaient tr�s tard. On entendait �uvrer les tortionnaires jusqu�� quatre heures du matin. Puis ils s�arr�taient, prenant du repos jusque vers dix heures, au gr� des arrivages. Ceux-ci ne manqu�rent pas, dans la journ�e du 8 ao�t. Les hauts-parleurs entam�rent ce jour-l� non plus des slows langoureux ou des petites valses l�g�res, mais des chants militaires f�roces et triomphants. Comme les femmes pouvaient parler plus librement, je demandai � la sentinelle en quel honneur �tait cette musique ? �C�est aujourd�hui le deuxi�me anniversaire de notre pr�sence en Alg�rie !� Sans doute s�agissait-il du troisi�me r�giment de chasseurs parachutistes, le 3e R. C. P. b�rets rouges (6). Dans la cour, r�gnait une grande effervescence. Ils poussaient des hourras sans fin. Puis la voix du lieutenant Schmitt retentit : �Hassiba ! Malika ! Zahia !� l�accent victorieux, semblant �num�rer ses captures � notre adresse. Quelque temps apr�s, d�horribles hurlements de femmes se m�l�rent � ces chants. Et leurs hourras de joie, le rythme des tambours s�enfon�ait dans nos t�tes �puis�es par l�insomnie et la faim. Mort de Djillali Vers midi, la porte s�ouvrit violemment et, hurlant des injures, deux paras jet�rent un corps massif sur le carrelage. Les mains, les pieds, la bouche de cet homme d�une trentaine d�ann�es �taient bleus. Il rampa p�niblement vers un des murs, puis, �puis� par l�effort, s�immobilisa. La coutume voulait que, lorsque l��tat d�un entrant ne lui permettait pas de se lever, on lui donne � boire. Un jeune d�tenu s�avan�a, le seau d�eau en main. L�homme apr�s avoir bu avidement lui fit signe d�arroser son corps. Au bout de quelques minutes il r�clama � boire en des sons inarticul�s. Chev. la sentinelle, en le poussant du pied me dit : �Vous voyez, ce type-l�, il en a pour une heure � vivre. J�ai l�habitude. �a commence toujours comme �a : les pieds bleus, les mains bleues...� Puis, s�adressant � l�homme : �H� ! mon pote, fais ta pri�re, t�en as plus pour longtemps, allez ! C�est pas la peine de boire, de toute fa�on t�es mort !� Jusqu�� quatre heures environ, l�homme but au moins six litres d�eau, se faisant arroser la poitrine, le visage, la t�te, comme s�il br�lait enti�rement. Il ne semblait jamais rassasi� et rampait parfois vers le bidon d�eau qu�il renversait maladroitement sur la bouche, en perdant les trois quarts, puis, avec difficult�, il regagnait sa place contre le mur. Cet homme se d�battait contre la soif telle une b�te. Il n�y eut bient�t plus d�eau dans le bidon, et la sentinelle, que ce spectacle irritait, refusa d�en rapporter. A nouveau, le d�tenu se d�pla�a vers le sceau. Il poussa un g�missement en le sentant vide, et il se mit � l�cher l�eau renvers�e sur le carrelage... Il sembla mieux au bout d�un moment. Il put en effet s�asseoir vers le milieu de l�apr�s-midi, fixant la salle en une expression d�h�b�tude. Une autre sentinelle nous gardait : un grand gaillard brin � l�accent �tranger. Chev. revient avec d�autres paras. Il vit l�homme adoss� au mur : �Tiens ! t�es encore l�, toi ? Tu t�accroches mon vieux ! Mais c�est s�r, tu vas clamser !� Nous assistons impuissants � ce dialogue atroce qui ne m�nageait pas m�me un mourant. Seraient-ce les derni�res paroles qu�il entendrait ? Le d�tenu demanda alors � uriner. Il fallait pour cela deux hommes pour le porter jusqu�au WC accompagn�s d�une sentinelle. On l�y emmena plusieurs fois, mais ces all�es et venues semblaient l��puiser. Allong� compl�tement, il bredouilla quelques phrases : �Chef, vous m�avez donn� trop de sel...� Puis : �Il faudra avertir la famille...� Il parlait difficilement, vite essouffl�. Ses paroles n�eurent bient�t plus de sens : �Chef, c�est moi qui vous ai repr�sent� la marque...� Un para s��nerva : �Ferme ta gueule, salopard, et n�essaie pas de simuler la folie, �a marche pas !� Le d�tenu perdait la notion de ce qu�il disait. Il ne cessait de r�p�ter d�une voix plaintive : �J�voudrais pisser, j�voudrais pisser !� Ce qui eut pour effet d�exasp�rer un groupe de paras entr� dans la classe. L�un d�eux, plus saoul que les autres � c��tait courant apr�s huit heures du soir � se mit � hurler : �Tu nous les casses avec ton envie de pisser ! On va t�y emmener, nous !� A trois, ils le tra�n�rent hors de la classe. Un bon moment s��coula durant lequel nous pensions � notre camarade mourant livr� aux coups des paras. Puis, la porte s�ouvrit et, dans un grand bruit, les trois soldats haletant de col�re jet�rent son corps juste � mes pieds. Celui-ci fut secou� de soubresauts, puis d�un coup se raidit. Voyant cela, la sentinelle se baissa et se tournant vers les paras : �Il est mort, les gars !� Puis furieuse : �Qu�est-ce que vous �tes venus foutre ici dans ma salle ? Nom de Dieu ! C�est pas la premi�re fois que �a t�arrive !� Il s�adressait � l�un d�eux en particulier. L�annonce de sa mort sembla un peu les desso�ler. Debout, bras ballants, ils examinaient le corps raidi ; l�homme �tait bien mort, ses yeux vitreux fixaient des chemins inconnus. Sur son visage brusquement d�senfl�, une expression de paix, de d�livrance. La sentinelle lui abaissa les paupi�res en disant : �Apr�s tout, c��tait un FLN.� Alors ils d�cid�rent le sortir de la classe, mais ses v�tements imbib�s d�eau leur glissaient des mains, le corps trop lourd retombait en clapotant, et ils furent saisis d�un fou rire tandis que nous pleurions silencieusement. Apr�s que le corps fut sorti dans la cour, on entendit une d�tonation. Tard dans la nuit, le lieutenant Schm. apparut, une feuille blanche � la main : � nouveau, l�interrogatoire... Il appela : �Djillali !� Aucune r�ponse � Djillali n��tait plus l� � mais personne ne voulait prouver en r�pondant qu�il avait �t� le t�moin de sa mort. Schm. semblant se rappeler de quelque chose remonta sans insister. La sentinelle Chev. plut�t bavarde, commentant cette mort, me confia : �Oh ! il en clamse trois � quatre par jour, ils supportent pas !� Je le questionnai sur la g�g�ne, et il m�apprit que seulement deux femmes l�avaient subie : Djamila B. et une autre femme dont il me cacha myst�rieusement le nom. Je repensai � Djillali... Que faisaient-ils de ces corps ? Les br�laient-ils, les enterraient-ils dans les terrains vagues ? (7) Ma t�te me faisait mal. Devant moi, contre le mur, deux d�tenus ne cessaient de prier du bout des l�vres. La mort s�installait dans notre salle. Un temps, ma raison �puis�e faiblit : je m��tonnais d��tre assise sur un banc. Je ne savais plus tr�s bien o� je me trouvais. Za�a Za�a (8) fut amen�e ce soir-l� vers neuf heures dans notre salle. Elle portait une robe rouge brod�e aux poches de ramages blancs. Tr�s belle : un teint p�le, des yeux noirs immenses et de longs cheveux jusqu�aux reins. On la fit asseoir � mes c�t�s sur le banc d��colier. Ses premiers mots chuchot�s sous sa main furent : �Dans quel �tat sont les n�tres !� Puis : �Qu�estce qu�ils t�ont fait ? Est-ce que �a fait mal ?� J�essayai de la rassurer. Elle me confia qu�elle avait ses r�gles. Nous �tions toutes les deux dans le m�me �tat. Le matin m�me, devant l�h�morragie, j�avais fait demander du coton � l�infirmier. Tous ces traumatismes physiques et psychologiques bouleversaient le cours biologique de nos corps... Quand l�infirmier vint, je lui fis remarquer que s�ils me reprenaient dans cet �tat, je n�y survivrai pas. Comment Z. allait-elle le supporter ? Sa pr�sence m��tait d�un grand r�confort. Au bout d�une heure ou deux, ils vinrent la chercher. Puis j�entendis ses hurlements sous le b�illon. Elle revint, tr�s p�le � sans pleurs � la gorge s�che. Mort de �Sid Ahmed� Il y avait la nuit, une ambiance d�h�pital : ces salles �clair�es jusqu�au matin, les g�missements, le bruit de corps tra�n�s ou pouss�s dans la cour, et surtout l��clairage. Tout cela me rappelait aussi, avec cette m�me atmosph�re oppressante, le vacarme des bains maures. Enfin, je pus m�allonger sur un lit de camp, pr�s de l�entr�e. La torture se poursuivit toute la nuit, � en croire les hurlements qui nous parvenaient du premier �tage. Vers deux heures du matin, on poussa dans la classe, une sorte de spectre en pantalon et chemise blanche, le visage plus blanc que la chemise, les mains diaphanes. Tr�s jeune, il ne devait pas avoir plus de vingt-cinq ans, le prisonnier qui pouvait encore marcher, se dirigea seul vers le mur ; puis il s�allongea sur le dos, cachant son visage de son bras. Quelques-uns d�entre nous dormaient, s��vadant enfin dans le sommeil. Je me soulevai sur un coude, �tonn�e de la p�leur de l�entrant. Il s��tait allong� � la place du malheureux Djillali. Comme lui, il but � plusieurs reprises, se servant lui-m�me. Ses forces sembl�rent pourtant diminuer. Allong� sur le sol, il se retournait mal � l�aise, livide, dans tous les sens. Puis brusquement, il s�assit, sortit un mouchoir de sa poche et vomit du sang. La sentinelle, sorte de brute, s�avan�a lourdement. Sans marquer de surprise, en maugr�ant, elle essuya avec le mouchoir le sang �tal�, puis revint d�sinfecter l�endroit � l�eau de Javel. Install� plus loin, le d�tenu commen�ait � g�mir. Un jeune prisonnier toujours fra�chement ras� qui servait � boire aux entrants, s�approcha de lui. �Je ne bois pas des mains d�un flic !� dit le malade. La salle resta un moment interdite. Puis un d�tenu barbu donna � boire � l�entrant. Celui-ci s�assit un instant pour demander � la sentinelle quelques cachets qui se trouvaient dans sa veste. Elle refusa. Il se recoucha nous tournant le dos, le visage vers le mur. Il geignait doucement, appelant parfois sa m�re. Tout � coup, il se dressa sur un coude et cria un mot dans la salle, vers nous tous. Je ne compris pas ce mot, mais il sembla jeter l�effroi sur les visages de mes compagnons. Ils tourn�rent leurs regards vers la sentinelle avec appr�hension, craignant sans doute sa r�action, il avait d� crier : �Libert� !� ou �ind�pendance !� Je le regardais souffrir, me disant que mon regard vers lui �tait ma seule fa�on de le soutenir, et qu�il fallait absolument, si cet homme devait mourir, que quelqu�un recueille ses derni�res paroles, le suivant pas � pas au moment o� il quitterait la vie. A nouveau, il se souleva et vomit abondamment du sang. La sentinelle furieuse, le poussa du pied pour, � nouveau, nettoyer son coin. Il lui dit courageusement : ��a ne vous suffit pas ? Vous ne voyez donc pas que je suis foutu !� Puis il r�clama ses cachets. La sentinelle apr�s ces deux vomissements les lui apporta. Il en avala quatre ou cinq. Un para entra et lui demanda son nom : �Je suis Sid Ahmed� ! cria-t-il avec fiert�. Au bout de quelques minutes, il sombra dans une sorte de coma : ses ronflements se transform�rent en un bruit grotesque, fantastique, qui emplit toute la pi�ce. Ce r�le continu m�assoupit. Je ne sais pas combien de temps j�ai pu dormir, mais ce fut un silence lourd et �trange qui m��veilla en sursaut. Je m�assis sur mon lit de camp, juste pour apercevoir deux paras emmener Sid Ahmed inanim� hors de la classe, le tra�nant par les pieds. Fi�vre et d�mence de la derni�re journ�e Le 19 ao�t, derni�re journ�e, j�entendis surtout des hurlements de femmes sous la musique. On fit entrer M. une jeune femme brune un peu forte, une prostitu�e, dirent-ils. Ils l�assirent � c�t� de Za�a, me laissant sur mon lit de camp. Nous �tions maintenant trois femmes, et notre pr�sence semblait faire planer une ambiance nouvelle dans la classe. Peut-�tre un r�confort, la femme �voque toujours la maison, une fiert� aussi chez les d�tenus de nous compter parmi eux. Et puis, un vif besoin de nous prot�ger de la grossi�ret� des paras, m�l� � une impuissance rageuse. Je surpris souvent des larmes chez mes compagnons, lorsque des hurlements de femmes nous parvenaient du premier �tage. Je demandai � me laver, et l�on m�accompagna jusqu�aux lavabos. Je pus voir alors ce qui se passait dans la cour : des dizaines d�hommes de tous �ges, agenouill�s en file, face � un mur, poignets li�s dans le dos. J�aper�us au milieu de la cour de sortes d�isoloirs, particuli�rement insolites dans un lieu o� il ne s�agissait plus de voter. Au retour, je croisai trois jeunes filles que je revis ensuite au camp de Ben Aknoun, leur visage trahissait la torture, p�leur et stupeur dans le regard. Dans notre classe, on amena ce jour-l� un enfant d�environ treize ans. Nous l�entourions d�affection. Les hommes essayaient de le rassurer. Nous lui lancions du pain et ce que nous avions de meilleur. Plusieurs fois des paras entr�rent pr�cipitamment : �Il me faut un pantalon, une paire de chaussures, une chemise !� Ils s�habillaient ainsi enti�rement de v�tements de prisonniers pour une mission. En g�n�ral, ils �taient extr�mement press�s, car ils partaient vers une adresse arrach�e � l�instant sous la torture � un d�tenu. Le lieutenant Sirv. tr�s grand, brun, et mince vint me demander combien de jours duraient mes r�gles. Puis tout le lot de transporteuses d�armes, fabricants d�explosifs, arr�t� la veille, repassa � la torture. Vers le soir, on vint chercher Za�a. perdant toujours son sang, le visage bl�me, elle monta courageusement, mordant son mouchoir. A son retour, ses chevilles enfl�rent d�mesur�ment. Ils emmen�rent aussi M. qu�ils gard�rent longtemps. Dans la classe, les paras d�cha�n�s, saouls pour la plupart, s�acharnaient sur mes compagnons �tendus, � coups de pied et de crosse. Un jeune homme, para�t-il fils d�industriel, v�tu du bleu de chauffe, chevilles et poignets li�s, restait tass� dans un coin. �Toi, le fabricant d�explosifs, prend �a !� Il re�ut un coup de pied au visage, sa bouche se mit � saigner ; certains soldats rendaient ainsi leur petite justice. Vers le soir, le lieutenant Sirv. aid� de l�infirmier transporta dans notre salle une jeune fille �vanouie. Ils l�allong�rent sur un lit de camp. Ils semblaient compl�tement affol�s : �Ma petite Mal. ne nous fais pas �a ! Reviens � toi ! Je t�en prie !� Ils lui tapotaient les joues, lui appliquaient de l�eau froide sur les tempes, essayaient de verser de l�alcool dans sa bouche crisp�e. Mal. Ig. (9) ne revenait toujours pas � elle. Ils me demand�rent m�me si je ne connaissais pas un moyen pour la ranimer. Cette toute jeune fille de dixsept ans resta �vanouie une heure. Puis son corps se mit � trembler convulsivement de secousses t�taniques, tandis qu�elle geignait doucement. Apr�s un long moment, ses g�missements cess�rent : elle semblait se calmer petit � petit, et elle rouvrit les yeux. Destination inconnue On nous donna un lit de camp pour deux : Za�a et moi. La jeune Mal. Ig. encore affaiblie resta sur le sien. L�autre M. trait�e plus cruellement que nous parce que �prostitu�e� demeura sur le banc d��colier. Toute la fatigue de ces quatre journ�es et de ces quatre nuits blanches m�avait nerveusement �reint�e ; outre la terrible attente d�une prochaine s�ance de torture, suivant leur bon vouloir, j��tais persuad�e que l�on tenait � me faire dispara�tre parce que j�avais �t� t�moin de trop de crimes. Cette id�e ne me quittait pas, je la confiai � Za�a, qui me rassura tant bien que mal. Nous nous �tions couch�es face � la porte, afin de ne pas �tre surprises lorsqu�on viendrait nous reprendre pour le premier �tage. Je m�assoupis un moment. Tout � coup, je sentis qu�on me secouait. �Eh ! l�ve-toi, tu vas partir !� � Mais o� ? Inqui�te, je me levai. Je dis alors adieu � mes compagnons de salle. Dans la cour, on me rendit mon sac. Une trentaine de d�tenus s�y trouvait d�j�, entass�s. Debout. Il n�y avait que deux femmes, l�une �g�e, voil�e, l�autre, une jeune infirmi�re. Je les questionnai : �O� nous emm�nent-ils, savez-vous ?� Personne ne sut le dire. Un para nous souffla : �A la campagne, � Ben Aknoun !� La campagne, s��tait mauvais signe. Je savais qu�� la Redoute, sur les hauteurs d�Alger, un groupe de d�tenus y avaient �t� fusill�s un matin, dans les bois. N��tions-nous pas des t�moins g�nants ? Pourtant, la seule perspective de quitter, cette �cole nous remplissait d�espoir. Bien souvent, j�avais pens� dans cet enfer, que je n�en sortirais que morte. �Que l�on me torture ou non ailleurs, me disais-je, il faut d�abord sortir de ce maudit trou !� L�attente dans la cour fut tr�s longue : s�rement plus d�une heure et demie dans l�obscurit� et l�humidit� du petit matin, et durant tout ce temps, nous parvenait clairement la voix du lieutenant Fl. interrogeant un d�tenu que l�on disait en chuchotant �tre le fr�re du c�l�bre chanteur A. Az. Ses hurlements furent les derniers entendus avant notre d�part. Cet hommes souffrit atrocement, mais il tint bon. Fl. criait : �Par o� passent les armes ?! � Attendez !... Attendez !... Voil� !� C��taient les seules r�ponses obtenues, et les hurlements reprenaient. �Par o� passent-elles, nom de Dieu ! Par le port, ou par la ville ? R�ponds !� Le lieutenant Fl. s��nervait, sa voix devenait cassante. Les cris de l�homme n�avaient plus rien d�humain. Comme du b�tail, nous travers�mes l��cole vers la sortie. J�avais encore en t�te les derniers cris du supplici�. Je pensais, la gorge serr�e, � Za�a, aux deux M., � tous ceux de cette salle commune qui avaient v�cu avec moi ces quatre jours d�enfer, et que je laissais. Dans la p�nombre, un grand camion militaire nous attendait. On nous y entassa l�un apr�s l�autre, � la lueur d�une lampe �lectrique. Soudain, au moment o� je m�appr�tais � grimper dans le camion, surgissant de l�ombre, un para fon�ant vers moi, d�posa dans ma main un peigne, un miroir et un croissant ! Il disparut sans que j�aie eu le temps d�apercevoir son visage, je vis seulement qu�il �tait grand et brun. Une fois dans le camion, je repris mon souffle, compl�tement boulevers�e par le geste de cet homme. Sans doute a-t-il voulu me faire savoir que tous n��taient pas des bourreaux, que je devais reprendre espoir. Jamais je n�oublierai cet inconnu qui me r�concilia en quelques secondes avec le genre humain. Bient�t, nous nous �loign�mes de l��cole. Le grand air frais de la campagne fouettait nos fronts enfi�vr�s. Nous n�osions nous r�jouir trop t�t de ce d�part vers une destination inconnue. Dans l�obscurit�, sous la b�che, nous nous serrions fraternellement, pouvant enfin �changer quelques mots : �Tu es bien assise, petite s�ur ?� Beaucoup d��motion dans nos voix, et toute la philosophie de la mort. Ensemble, nous reprenions des forces complices. Dans la p�nombre, se d�coupait le profil douloureux d�un vieil homme. Je pensai � ma petite fille qui me r�clamait peut-�tre. A ma m�re inqui�te. (....) Notes Les notes ci-dessous ne figurent pas dans l�ouvrage, (3) : Il s�agit du lieutenant Fleutiaux (2) : Il s�agit du lieutenant Schmitt (6) : Il s�agit en fait du 3e RPC (R�giment de parachutistes coloniaux) devenu plus tard le RPIMA (7) : Lire � ce propos les confessions de Raymond Cloarec (Le Soir d�Alg�rie des 19, 20, 22 et 23 octobre 2005) (8) : Il s�agit vraisemblablement de la d�funte Zahia Taglit arr�t�e dans la nuit du 6 ao�t 1957 � Bouzar�ah en compagnie de trois militants de l�ind�pendance nationale. (9) : Il s�agit de Malika Ighilahriz s�ur de Louisa