Lors de cette nuit sans lune, j'ai �t� r�veill� par une question importune. Pendant que je me glissais langoureusement dans la soie d'un sommeil ail�, la peau du ventre bien tendue, un son m�tallique, comme celui qu'on utilise pour d�former les voix afin de les rendre incognito, est venu taper � la porte de ma qui�te suffisance. Dans un spectre sonore de film d'horreur, r�p�tition stroboscopique de l'�cho de la derni�re syllabe, cette voix faite de tous les rebuts de voix m�caniques me poursuivait de son amplitude. Elle disait : �R�ponds. R�. Ponds. R�. Ponds ! � J'avais l'impression d'entendre un pr�pos� aux interrogatoires �lectriques somm� par ses chefs productivistes de m'arracher une r�ponse co�te que co�te. Je r�. Mais, c'est quoi la question d�j� ? Eh bien ! Un �cho mal�fique �tait renvoy� et se multipliait ind�finiment. Rien de grave ? Grave de grave : �R�ponds !!!! � C'est quoi la question ? A ma grande surprise, cette voix d'outre-raison soudain se posa, recouvra un rythme humain et articula soigneusement : �Tu te dis que tu es... C'est quoi? � Excellente question pour troubler le sommeil d'un d�mocrate ! Je me suis dit, comme �a : attends, c'est un cauchemar ou quoi ? Tu as d� enfourner du kalbalouz jusqu'� r�veiller le tortionnaire tapi dans ton subconscient. Ce n'est pas possible autrement ! En changeant ses horaires de travail, ton estomac a d� avoir du mal � d�marrer. C'est Ramadhan, tu sais, c'est normal, enfin, c'est un peu normal que les cahots digestifs dus aux embouteillages cons�quents euxm�mes � l'entr�e de tout le monde en m�me temps stimulent et subliment ton activit� intellectuelle, au trac� habituellement plat, et que, pour te tirer de ta torpeur, ton cerveau t'envoie ce signal plut�t qu'un QCM sur ces ingr�dients secrets qui font la chorba frik plus ch�re que l'autre chorba. Et si au moins, la voix du ventriloque allait jusqu'au bout. Tu es ? Je suis ? Eh bien, je suis d�mocrate. Scell� et non n�gociable ! Peu m'importe ce que la voix perfide met dans ce mot. Moi, je sais ce que j'y mets. C'est pourquoi je me suis surpris, le front emperl� de mauvaise sueur, celle de l'effroi, � citer Clemenceau qui disait quelque chose du genre : la d�mocratie, c'est �le pouvoir pour les poux de manger les lions�. Caricatural, p�joratif, comme pas possible. Je ne r�ponds pas. La voix m�tallique a s�rieusement commenc� � s'�nerver. Elle s'est emm�l�e les questions, happ�e par une logorrh�e interrogative : �Ce n'est pas ce que je te demande.� Et l'�cho a fait ricocher : �ande. ande. ande.�. Elle a poursuivi : �R�ponds.� Et l'�cho : �On. on. on.�. Puisqu'on y est, pourquoi ne pas poser la question. D�mocrate, oui ! Mais �a veut dire quoi, dans ton entendement alg�rien ? Remonte un peu en arri�re, � cette p�riode d'incubation d'apr�s 1988 � laquelle la charte sur la r�conciliation m'interdit de me r�f�rer. On l'aura dit et �crit jusqu'� plus soif : pour sauver le r�gime �branl� par la r�volte � moiti� commandit�e d'octobre, le pouvoir de l'�poque a l�ch� du lest en acceptant de promulguer la loi sur les formations politiques qui a conduit au pluralisme. On a appel� ce sauvetage �transition d�mocratique�. Mais tout dans cette �transition d�mocratique� laissait conclure qu'il fallait davantage retenir le mot �transition � plut�t que �d�mocratie� car ce dernier signifie g�n�ralement une alternance des �lites politiques cons�quente � un changement de r�gime op�r� par un jeu �lectoral dont les r�gles sont admises par tous. Au lieu de cela, on a vu le m�me r�gime se survivre en conc�dant une ouverture limit�e. Le paysage politique s'est �largi au profit des islamistes auxquels le pr�sident de l'�poque avait remis en mains propres les dividendes de la r�volte des jeunes. Mais, pour �troite qu'elle ait �t�, l'ouverture a permis aussi � des partis pr�nant une r�publique s�cularis�e de se battre contre l'islamisme, cet enfant maudit du nationalisme alg�rien, qui est parfois le jouet et parfois le joueur, et, dans tous les cas, �voque Hate, ce loup de la mythologie germano-scandinave que la vieille g�ante Hrordvitur apprivoise et qui, � la fin des temps, force la lune � avancer et la d�vore. C'est donc dans l'opposition � l'int�grisme que s'est form� le camp des d�mocrates. L'interruption des �lections de 1991, que les d�mocrates � certains ont candidement jou� le jeu �lectoral � ont soutenue posait d�j� ce probl�me th�orique de d�mocrates, qui devraient avoir le culte du suffrage universel, acquis � l'interruption d'un processus �lectoral. Il s'agissait de ne pas laisser passer l'int�grisme ? En r�alit�, les �d�mocrates� sont des anti-int�gristes, qui pr�nent une s�paration du politique et du religieux sans forc�ment aller jusqu'aux cons�quences ultimes de la d�mocratie, qui leur poserait d'autres questions. Mais nous ne choisissons pas toujours les d�bats qui nous sont pos�s. Nous ne choisissons que la fa�on de les �luder. Avec l'av�nement de Bouteflika et l'imposition du �messianisme politique � comme lourde doctrine client�liste irriguant tous les corps de l'Etat et corrompant par le double clic de la carotte et du b�ton une partie de la soci�t�, la synth�se entre l'islamisme et le pouvoir conservateur, emp�ch�e jusque-l� par l'arm�e soutenue par les d�mocrates, se concr�tise laissant appara�tre au grand jour, � la faveur des choix �conomiques lib�raux, que la violence qui a embras� le pays ne relevait pas seulement de chocs id�ologiques entre modernit� et archa�smes politiques. D'autres enjeux, �conomiques, et g�ostrat�giques, s'y superposaient. Occup�s � enterrer les morts, panser les blessures, d�chiffrer les opacit�s, on ne les a pas vus transformer le pays en satrapie, avec en fondements la personnalisation du pouvoir, les r�seaux de client�les concentriques, la paup�risation de larges couches de la population, une carte des fractures sociales qui ne correspond pas � la topographie politique. Le sort fait aux partis d�mocrates, explos�s, implos�s, mis hors jeu parfois pour avoir d�n� avec le diable avec une fourchette ordinaire, culmine dans la banalisation de leur inefficacit�, voire leur inutilit�. Quand cette intoxication devient une opinion, on songe � cette maxime de Chamfort : �L'opinion est la reine du monde parce que la sottise est la reine des sots.� D�class�s, inutiles, les d�mocrates ? C'est � la fois le v�u et le but de ce pouvoir qui � plus que tous ceux qui l'ont pr�c�d� � correspond au postulat g�n�ral d'Andr� Avramesco, en ce qu'il �ne peut tendre au partage, parce qu'il est pouvoir sur d'autres�. Accepter ce bilan au motif que le containement exerc� par le pouvoir pour r�guler l'expression politique au profit des islamo-conservateurs triomphants est un sympt�me de l'�chec des d�mocrates, c'est renoncer � l'id�e d'un changement accompagn� de la culture d�mocratique. Mais tout cela exige bien s�r de savoir ce que c'est qu'�tre d�mocrate dans ce grand silence. Il faut le dire dans un d�bat non pas seulement d�mocratique, mais de d�mocrates ! C'est � ce prix, en �changeant des id�es et non pas des invectives assorties de ces �l�gitimit�s� cens�es donner raison � qui les brandit, que peuvent converger des analyses, s'esquisser des alternatives cr�dibles. Et c'est ainsi que l'on peut faire taire ces voix impromptues qui, au milieu de la nuit sevr�e de cette lune mang�e par le loup, viennent vous demander des lumi�res en interrompant un sommeil qui semble partag� par tout un pays. Il n'y a aucun �cueil � reprendre, � l'adresse des autistes qui nous gouvernent, ces propos de Manfred Max Nef, candidat �cologiste � l'�lection pr�sidentielle du Chili en 1993 : �Sur la terre, nous sommes comme sur le Titanic, avec de la bonne nourriture, de la musique, de quoi boire et danser. � Puis, l'iceberg voguant dans la nuit noire.