La salle d�audience est archi comble. Journalistes, voisins, badauds, mon �pouse, ma m�re, mes enfants, tous attendent le verdict. Parmi ce public, beaucoup ne me connaissent pas. Tout ce qu�ils savent de moi, ils l�ont appris par voie de presse. Je suis Mahfoud B... l�assassin de mon fr�re. Le monstre qui s�est empar� de toutes les richesses de mon cadet. Le mobile �tait le vol qualifi�. Cela s�est pass� en janvier 2005. Comment me jugent-ils, tous ces curieux int�ress�s par mon proc�s ? Que pensent- ils � l�issue de cinq journ�es d�audiences qui m�ont parues interminables ? Me croient-ils innocent comme je me suis �vertu� � le r�p�ter ? Ma m�re et ma femme attendent elles aussi. Elles sont convaincues que je ne suis pas un tueur. �Il est incapable de faire du mal � une mouche�, n�a cess� de dire ma maternelle aux policiers et au juge d�instruction. Ah, celui-l� ! Je ne suis pas pr�t de l�oublier avec ses questions � pi�ges, sa mani�re de me faire r�p�ter dix fois, vingt fois ma version des faits. Mais j�ai r�sist�. Je n�ai pas craqu�. Je plaidais l�innocence et n�avais pas l�intention de faire plaisir au juge instructeur et r�pondre � son invitation de passer aux aveux. Il n�avait rien, absolument rien contre moi. Le procureur a requis contre moi la peine de mort, c�est le seul moment o� ma m�re s�est �vanouie. Moi, je suis rest� imperturbable. j�avais d�cid� de sortir libre de cette salle d�audience et rien ne s�y opposerait. Lorsque le pr�sident, un jeune magistrat � peine plus �g� que moi, m�a demand� m�caniquement et selon un rituel dont seule Dame justice d�tient le secret m�a demand� si j�avais quelque chose � ajouter avant la mise en d�lib�r� de mon affaire, j�ai r�pondu d�une voix audible : �Je m�en remets � la justice de mon pays, j�ai pleinement confiance car je suis innocent�. Mon avocat qui en a vu d�autres, p�naliste talentueux est lui-m�me convaincu que l�assassin de mon petit fr�re court dans la nature. Le d�lib�r� m�a paru long, tr�s long. J�ai ressenti une grande moiteur dans les mains, ma chemise me collait � la peau. Mon c�ur battait la chamade. Soudain, j�ai eu peur que l�issue du match ne d�pende plus de moi. Ma�tre Z... avait �t� brillant et rien, absolument rien, n�avait �t� prouv� contre moi. Le bruit de la sonnette retentit, le tribunal criminel fit son entr�e. Je tentais vainement de lire dans le regard du pr�sident un signe, un message. Il me demanda de me lever. Il entama d�une voix monocorde la lecture des questions. Visiblement �puis� par le proc�s, il butait sur les mots. A la premi�re question : �L�accus� Mahfoud B... est-il coupable en janvier 2005 d�avoir commis avec pr�m�ditation et guet-apens, l�assassinat de son fr�re le nomm� Jamel B... � Alger au lieu... ?� La r�ponse est non � la majorit� des voix. La seconde question sur le vol qualifi� devenait sans objet. J��tais un homme libre. Libre. Mon avocat se leva d�un bond, il me prit dans ses bras et m�embrassa. Je me contentais de lui dire : � Merci ma�tre. J�entendis des youyous. C��tait ma m�re. Elle est championne pour ce genre d�exercice vocal. C�est une youyouteuse hors pair. Les journalistes se pr�cipitent autour de moi pour conna�tre, disent-ils, mes impressions. � Je n�ai jamais d�sesp�r� de la justice de mon pays. Si l�on m�avait condamn� c�eut �t� une horrible erreur judiciaire. Dans la voiture conduite par ma femme, j�allonge avec d�lectation mes jambes. Dans la salle n�... il me fallait toujours les garder pli�es pour permettre aux soixante-dix autres cod�tenus d�occuper un minuscule espace. Trois ans de d�tention pr�ventive m�ont fait oublier les gestes les plus simples. Lorsque nous p�n�trons dans l�immeuble o� occupe ma m�re un appartement sur les hauteurs d�Alger, celle-ci pousse � nouveau un youyou strident. Les voisines donnent la r�plique. Celle du rez-de-chauss�e n�est pas sortie, n�avait-elle pas dit � ma maternelle et � mon �pouse : �Il n�y a jamais de fum�e sans feu�. Je ferme les yeux et hume l�odeur du bon caf� qu�on pr�pare dans la cuisine. Depuis combien de temps n�ai-je pas eu ce plaisir ? Ma m�re tira sa derbouka d�un placard. Elle l�avait conserv�e apr�s avoir quitt� les orchestres f�minins qu�elle accompagnait durant de longues ann�es lors de mariages et qu�on l�appelait �Sadjia el mesma�. C��tait ce pass� des folles ann�es de ma m�re que je voulais effacer et ne voulais plus �voquer. Je voulais un rang, une place dans la soci�t� et je jurais que je l�aurais. On ne retrouvera jamais le corps du frangin, on ne retrouvera jamais l�arme et j�allais enfin avec mes enfants et ma femme profiter pleinement des milliards dont mon cadet ne savait pas en tout �tat de cause tirer profit. Assis en face de moi, mon avocat sirotait son caf� content de lui. Je le laissais tout � son bonheur. �Car ce n�est pas faire acquitter un innocent qui est difficile. Le talent c�est arracher un coupable � la justice�. (Gilles Perranet).