Dans cette ville qu'on disait paradoxalement ouverte sur la mer mais fermée au progrès, une jeune fille de 18 ans et un jeune homme de 19 ans viennent de nous donner une leçon de vie en se donnant la mort. Et de nous rappeler cette évidence que tant de formules expéditives, de postures résignées et de renoncements lâches sont censées avoir rangé au placard des vieilleries. Ou pire : l'avoir vaincue par l'interdit religieux ou la sclérose conservatrice. Oui, l'amour n'est pas une vue de l'esprit et il hantera encore, sans doute pour toujours, tous ceux qui ont trop rapidement crié victoire. Contre la beauté du sentiment, contre l'élan désintéressé, contre la liberté, on ne triomphe pas. On ne triomphe jamais. Parce que l'amour, à Jijel comme à Venise, ne s'en laisse pas compter. S'il a fallu que cela nous soit rappelé dans une belle tragédie, c'est parce que nous nous sommes tus bruyamment, horriblement, lâchement, mortellement face à la bêtise qui broie la vie, concasse ses espaces et pourchasse jusqu'à ses velléités. Nous voilà donc, y compris dans cette terrible et belle tragédie qui aurait pu interpeller nos consciences ravagées par la rouille, incapables de donner des prénoms à un jeune couple qui s'est donné la main pour se lancer du haut d'un immeuble à la rencontre d'une mort qu'il savaient sens ultime à leur idylle. Main dans la main, ils sont partis à la rencontre de la mort en un violent et sublime bras d'honneur à nos vaines persécutions, à nos pitoyables contorsions morales et à nos insupportables aveuglements. Ce n'est pas parce que nous sommes incapables de leur donner des prénoms que leur belle histoire n'aura pas de nom. Les histoires d'amour ne sont jamais anonymes, elles ne peuvent pas être anonymes parce qu'elles sont la vie, dont elles portent les palpitations emblématiques. Parce qu'elles sont l'incarnation du rêve partagé. Depuis toujours, à Jijel comme ailleurs, le bonheur à deux est une trajectoire qui ne se laisse pas encombrer. A Jijel, un garçon et une fille faits l'un pour l'autre se sont aimés. Il faut être taré pour croire qu'à Jijel, on ne peut pas s'aimer. Ils se sont aimés à en mourir, là où on pensait qu'on ne pouvait que se marier. Qu'on ne pouvait même pas se marier quand on s'aime. La fille était «promise». La fille avait tout promis à un autre. Au fait, c'est qui «l'autre», dans l'histoire ? Question dérisoire, comme les mots qui prétendent rendre l'amour. Comme les mots qui prétendent rendre la mort. Ils se sont aimés et ils en sont morts, au nez et à la barbe de l'interdit criminel, au nez à la barbe de la morale à zéro sou. Ils sont vivants. Les morts, la mort, c'est nous. Prompts à l'effarouchement par deux cœurs qui battent la chamade. Apeurés par le câlin quand nous nous faisons carpettes face à la terreur et au meurtre, à la rapine, à la misère intellectuelle et à la misère tout court. Le plus grave n'est pas de mourir, surtout pas de mourir d'aimer. Le plus grave est de mourir et de vivre sa mort parce qu'on respire encore suffisamment pour le savoir. Suffisamment lâches et vils pour encore supporter ceux qui refusent la prière du mort à la fille et au garçon de Jijel après avoir pourchassé leurs rencontres enfiévrées et obstrué le sentier qu'ils devaient emprunter ensemble. Non, vous ne pouvez pas empêcher les filles et les garçons de s'aimer. Et pour votre malheur, ils ne vous le diront pas toujours en se projetant dans le vide, du haut d'un immeuble. [email protected]