Ali Mouzaoui, réalisateur et écrivain, vient de donner le premier tour de manivelle de son film documentaire sur la vie et l'œuvre de Mouloud Feraoun. Dans cet entretien, il nous donne ses impressions et ses idées pour la relance du cinéma, ainsi que les différents projets qui lui tiennent à cœur. Vous avez été président de jury lors de la 9e édition du festival international du film amazigh. Que pensez-vous des festivals qui se déroulent en Algérie ? Un festival est une compétence d'hommes et de femmes, d'images et de sons, c'est dans cette optique que nous avons vu des films iraniens, algériens, marocains... Ce qui nous a donné l'opportunité où l'on se sent dans une «arène» d'échanges. C'est peut-être paradoxal de parler d'échanges parce que l'arène, c'est avant tout une question de compétitions, d'affrontement, mais aussi d'échanges. Parce qu'une culture ne peut pas exister sans cette conception de générosité. Il y a des émotions énormes, profondes qui nous envahissent chaque fois qu'il y a une authenticité à la fois dans la manière de voir les hommes, dans leurs manières de rêver... Le festival, c'est ça. Même s'il y a des intentions commerciales, ce qui n'est pas négatif du tout, car sans l'argent on ne peut pas faire de films, donc c'est un peu dans ce sens que je vois le festival. Et l'Algérie dans toutes ces compétitions ? Dans ma vision à l'idée de se mesurer aux autres, je pense que le cinéma algérien n'est pas en posture de gagnant, pour la simple raison que son financement se fait par à-coups. C'est en sorte une machine qui souvent se «grippe», comme ce coureur auquel on impose un circuit alors que les jambes ne sont pas préparées pour cette compétition, ni les poumons d'ailleurs. Je pense que le cinéma algérien doit retrouver un rythme de respiration, un rythme de vie pour aller vers des paramètres justes d'évaluation du cinéma. Cependant, je suis contre le fait de financer des films les yeux fermés. On peut dire que notre cinéma est en quelque sorte un petit peu frileux, mais c'est bien de montrer ce qui existe. Quelle est votre impression sur le cinéma iranien ? Le cinéma iranien est un peu plus profond. Nous n'avons pas Cheraz ni Omar Khayyam, c'est une culture profonde, millénaire, ils ont une architecture, la miniature... On ne peut pas ne pas en tenir compte. Le cinéma iranien a été comprimé durant une période où il n'a pas trouvé un «train» d'expression, mais c'est une période de latence. C'est un peu comme un fœtus qui a continué à prendre de la maturité en attendant une période propice à son épanouissement, mais des possibilités lui ont été données de montrer ce qu'il sait faire : il a frappé fort. Le cinéma iranien fonctionne à un rythme de production exceptionnel (70 films par an). Ces films sont de qualité que l'on retrouve en bonne position dans les circuits de diffusion anglophone, francophone et hispanophone. Donc cette capacité à se frayer un circuit de diffusion est un signe de vitalité et de bonne santé. Je pense que nous avons beaucoup à gagner à regarder ce cinéma, qui est un jalon qui permet notre évaluation, afin que l'on puisse se situer dans l'évolution internationale de l'image et du son. Comme vous l'avez souligné, le cinéma en Algérie d'une manière générale n'a pas atteint un seuil de production à la hauteur de ses ambitions, que pensez-vous du cinéma amazigh ? Quand on dit le cinéma amazigh, il s'inscrit dans le cinéma algérien. Un film amazigh qui est fait en Algérie, au Maroc ou en Tunisie, c'est un espace et il faut s'inscrire dans son espace. Je suis absolument contre une appellation fallacieuse. Le cinéma amazigh c'est avant tout l'ouverture sur les autres. Nous ne sommes pas pour un cinéma d'autoconsommation, d'un miroir qui ne reflète que notre image de façon étroite. Seulement, je voudrais dire qu'il y a une crise profonde de notre cinéma, parce qu'il a tourné le dos à une conception industrielle. Quand on dit industrie, cela signifie une quantité de films qui doivent être réalisés chaque année. Il faut aller au-delà de certains gourous qui ont été plus des fossoyeurs du cinéma algérien que des porte-étendards. Je pense que le cinéma algérien doit se faire avec une génération nouvelle qui apporte du sang nouveau. Il faut aller au-delà des mammouths, parce qu'il y a des jeunes qui peuvent faire de belles choses. La leçon nous est donnée, seulement il faut accepter les gifles qui nous réveillent, cela évite l'endormissement. Il ne faut pas tourner le dos à une vérité. Maintenant il revient à ceux qui ont la responsabilité politique d'agir selon leur conscience. On ne tire pas fierté d'un programme, si ces films ne sont produits que cette année et qu'il n'y aura plus rien. Le cinéma est avant tout une dynamique. Le cinéma possède plus de 300 métiers pour faire un film. Chaque métier qu'on lèse est un coup dur porté au cinéma. Il n'y a pas seulement le financement, la formation, la distribution... Il faut revenir à une conception de responsabilité. Il faut demander des comptes à chaque fois qu'un dinar sort des caisses de l'Etat, que ce soit pour un nouveau projet ou une distribution. C'est cette dynamique qui doit s'enclencher avec la conception qui ressemble à un grenier d'écriture. Justement, on constate que plusieurs métiers, tels que producteur, scénariste, réalisateur et parfois même comédien sont tenus par une seule personne. Quel est votre avis sur cette manière de travailler ? Il faut aller vers une dynamique d'écriture dont on a besoin. Le cinéaste ne doit pas passer son temps à l'écriture, il faut associer toutes les plumes : le romancier, le nouvelliste, le poète, tous ces gens peuvent inciter à la formation de l'image même si quelque part la norme d'écriture est différente, mais le but, c'est l'émotion. Il faut aller vers cet enchevêtrement de complémentarité. Il faut cesser de croire qu'un seul homme peut tout faire. L'écriture est donc une étape, ensuite il faut aller vers une dynamique de formation des acteurs, des ingénieurs du son, des métiers de l'audiovisuel, de l'acteur... parce que cette architecture corporelle qui nous permet de nous exprimer, c'est la même émotion que dégage un corps, que dégagerait un paysage, que dégagerait une lumière, une nature morte... Faisons ensemble que ce soit de bons moyens d'expression. Nous sommes contraints de ne pas nous arrêter. Je pense que dans la création nous n'avons pas de repos. Vous avez aussi écrit un roman, comment vous êtes passé de la réalisation à l'écriture romanesque ? Un type qui se dit ivre de son art, s'il s'arrête une année à ne rien faire, il va dépérir. Personnellement, à des moments où je ne filme pas, j'écris. Je pense qu'à partir du moment où nous avons un capital d'émotion, ce capital ne se fige pas. S'il se fige, il meurt. Donc à des moments de relative liberté, je pense à l'écriture qui est un plaisir immense. Je suis prêt à payer pour écrire, pour avoir la liberté d'écriture. On entretient notre imaginaire. L'écriture est avant tout un imaginaire en mouvement, ce que je n'arrive pas à dire par l'image, je le dis par l'écriture. La liberté, c'est aussi quelque chose que l'on forge, que l'on arrache et à laquelle on s'habitue. Il n'est pas évident qu'un canard puisse voler à 1000 m d'altitude. S'il est habitué à patauger dans les eaux troubles, il ne faut pas lui demander d'étaler ses ailes à aller très haut. C'est un peu tout cela qui nous contraint à nous maintenir à un rythme d'existence. J'ai appris avec beaucoup de tristesse que la plupart des ministres n'ont jamais vu un musée, j'ai appris avec beaucoup de tristesse que certains qui font des films ne sortent même pas pour voir une pièce de théâtre. Il y a un cloisonnement absolu. Je vous assure que le manque d'ouverture est une asphyxie programmée, tout d'abord par nous-mêmes. Parce que nous en sommes responsables. C'est vrai que lorsqu'on est dans un univers comme le nôtre, il est très dur d'exister. C'est dur de vivre dans un pays où l'on a programmé ce qu'on appelle les urgences, ceci est plus important que cela. Le poète et dramaturge Garcia Lorca avait dit qu'un peuple qui a pu donner des livres a faim de lecture et de lumière. Il y a malheureusement cette programmation des urgences à chaque fois. On dit cela peut attendre : la culture est quelque chose de vital et de tous les temps urgent. Je ne pense pas que l'on puisse avoir des monstres dans notre société. Les monstres que nous côtoyons en prenant le bus, ou pour acheter notre pain quotidien, ces gens-là auraient été des anges, si on leur avait donné un terrain d'épanouissement où les sentiments auraient pu couler à leur rythme, là où on aurait dû créer un espace d'amour, là où il faut des amants. Il faut que les gens aiment. Un couple qui s'embrasse ne nuit pas, mais un couple qu'on met dans une carapace va exploser. L'enfermement tue. L'enfermement crée des assassins. C'est ce qui crée la mort, c'est ce qui mène vers le dépérissement. Je pense qu'il faut créer des espaces d'échanges. Il faut que notre jeunesse retrouve un printemps. Vous venez de donner le premier tour de manivelle du film documentaire sur la vie et l'œuvre de l'écrivain Mouloud Feraoun... Effectivement, je viens de me lancer sur un sujet que je traîne depuis trente ans, c'est le sujet de Feraoun «l'homme homme», car Feraoun est un cyprès qui a gardé une droiture dans l'orage. C'est un cyprès qu'on a écouté comme les foudres et qui s'est imbibé de fracas d'une guerre en essayant de compter les coups d'où qu'ils viennent et il a vu se déchirer sa force de résistance. Donc, je pense que c'est quelqu'un qui a su rendre le drame algérien durant presque un siècle. C'est une école, parce que c'est un formateur, c'est l'un des écrivains les plus traduits. C'est un romancier de référence. Je pense qu'il est bien de faire un film sur cet homme. Je ne sais pas si je serai vraiment à la hauteur. Entretien réalisé par Belkacem Rouache