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L'assassinat de Raspoutine par le prince Youssoupoff
Crimes et procès célèbres
Publié dans Le Temps d'Algérie le 19 - 05 - 2009

Observation préliminaire du Dr De Greeff : le prince Youssoupoff nous a laissé un récit circonstancié de la mort du stariets dans un livre intitulé La fin de Raspoutine qui parut chez Plon en 1927. Ce livre est une confession, car c'est le prince Youssoupoff qui perpétra cette mort.
Dans le crime politique utilitaire, le meurtrier n'a théoriquement en vue que l'intérêt général. Mais le problème se complique, parce que, sous l'intérêt général, se cache un intérêt individuel. Le meurtrier doit vaincre exactement les mêmes résistances qu'il aurait à vaincre s'il s'agissait simplement de supprimer un rival, et nous le voyons passer par les mêmes stades que les criminels ordinaires.
Nous donnons ci-dessous une courte analyse d'un meurtre politique normal :
Le meurtre de Raspoutine
Le prince Youssoupoff était l'homme le plus riche de toutes les Russies, le plus beau parti et était considéré comme devant jouer un grand rôle dans la vie de son pays. Il termine ses études en 1912 et arrive à Saint-Pétersbourg où il trouve la route barrée par Raspoutine.
A partir de 1915, l'autorité du stariets est complète. C'est à ce moment que paraît nettement en l'esprit du prince l'idée qu'il faut le faire disparaître. Mais ce n'est qu'un «assentiment inefficace». En ce sens que le prince ne se sent nullement engagé à agir personnellement. Il s'agit encore d'une idée collective. Plusieurs personnages en sont au même stade que lui et ne le dépasseront pas.
Mais l'idée de tuer rencontre de la résistance ; elle ne peut progresser que si Raspoutine est ramené à ce qu'il est réellement, que si on peut être certain qu'il est aussi ignoble qu'on le dit, que si le meurtre peut recevoir une justification morale.
Presque un an se passe à cette préparation et, cette culpabilité étant bien établie, après en avoir discuté et traité de nombreuses fois, dans le petit groupe politique qui médite sa mort, le prince passe à l'«assentiment formulé» un jour qu'il entend un personnage vénérable s'écrier que «s'il n'était pas si vieux il s'en chargerait».
Ce soir-là Youssoupoff prend la décision de tuer Raspoutine... Mais cette décision précède de bien loin les dispositions réelles du futur meurtrier. Les hésitations, l'irrésolution, les tergiversations caractérisent cette période.
Il va jusqu'à se faire soigner par le stariets et au moment où l'on croit l'affaire parvenue à un moment décisif, tout est remis à plus tard à cause d'un examen au Corps des Pages...
A ce moment, Youssoupoff commence à employer les équivalents : on essaie de faire peur à Raspoutine, de lui faire entendre qu'on va l'assassiner...
Enfin : la crise. C'est le poison qui a été choisi. Il faudra inviter la victime ; elle accepte et le prince en est terrorisé.
«C'est avec surprise et effroi que je pensais à la grande facilité avec laquelle il acceptait tout !»
Aussi, nous ne serons pas surpris de constater que l'acte criminel commencera par être raté, malgré le cyanure dans les pâtés. Voici quelques extraits concernant la scène finale.
Le prince, qui est allé chercher Raspoutine chez lui, l'aide à mettre sa pelisse sur les épaules...
«Une immense pitié pour cet homme s'empara tout à coup de moi. J'eus honte des moyens abjects, de l'horrible imposture auxquels j'avais recours.
A ce moment, je fus saisi d'un sentiment de mépris pour moi-même. Je me demandais comment j'avais pu concevoir un crime aussi lâche. Je ne comprenais plus comment je m'y étais décidé.»
«Je regardais avec effroi ma victime, tranquille et confiante devant moi.»
«Qu'était devenue sa clairvoyance ? A quoi lui servait le don de prédire l'avenir, de lire la pensée des autres, s'il ne voyait pas le terrible piège qu'on lui tendait ? On aurait dit que le destin jetait un voile sur son esprit pour que justice se fasse.»
«Mais tout à coup, je revis comme dans un éclair toutes les phases de la vie infâme de Raspoutine. Mes remords de conscience, mon sentiment de repentir s'évanouirent et firent place à la ferme détermination de mener à bout la tâche commencée.»
Remarquons le besoin qu'éprouva le prince à ce moment encore de «reprendre» une ferme détermination.
On est arrivé. Le récit continue.
«A mon grand désappointement, il commença par refuser le vin et le thé.»
«Aurait-il deviné quelque chose ?», pensai-je. «Mais aussitôt, je pris la ferme décision que quoi qu'il advint, il ne sortirait pas vivant de la maison.»
Remarquons encore ici à la dernière minute l'obligation pour le coupable de raffermir encore sa décision.
«Au bout de quelque temps, après avoir épuisé ses sujets habituels de conversation, Raspoutine me pria de lui donner du thé. Je m'empressai de le faire et lui présentai l'assiette de biscuits. Pourquoi lui ai-je offert précisément les biscuits qui n'étaient pas empoisonnés ? C'est à quoi je ne saurais répondre. Ce n'est qu'un moment après que je lui passai l'assiette aux gâteaux contenant le cyanure.»
«Je n'en veux pas, dit-il, ils sont trop doux.»
«Pourtant, il en prit bientôt un puis un autre. Je le regardai avec effroi. L'effet du poison devait se manifester tout de suite mais à ma grande stupeur, Raspoutine continuait à me parler comme si de rien n'était.»
«Je lui proposai alors de goûter de nos vins de Crimée. Il refusa de nouveau. Le temps passait. Je devenais nerveux. Malgré son refus je pris deux verres qui ne contenaient pas de poison; je remplis l'un pour lui, l'autre pour moi. Pourquoi répétai-je la même manœuvre ? Je ne puis me l'expliquer !»
L'empoisonnement ayant échoué, le prince Youssoupoff va chercher un revolver…
La scène continue :
«Qu'as-tu à regarder si longtemps ce crucifix ?» me demanda Raspoutine.
«Il me plaît beaucoup, répondis-je. Il est si beau.»
«En effet, dit-il, il est très beau. Combien l'as-tu payé ?»
«En disant ces mots, il fit quelques pas vers moi et sans attendre ma réponse ajouta :
Quant à moi, l'armoire avec le labyrinthe me plaît davantage.»
«En allant vers elle, il l'ouvrit et se remit à l'examiner.
«Grégoire Ephimovich, lui dis-je, vous feriez mieux de regarder le crucifix et de dire une prière.»
«Raspoutine jeta sur moi un regard étonné, presque effrayé. J'y vis une expression nouvelle que je ne lui connaissais pas.
Ce regard avait quelque chose à la fois de doux et de soumis. Il vint tout près de moi et me regarda bien en face. On aurait dit qu'il avait lu enfin dans mes yeux quelque chose à quoi il ne s'attendait pas. Je compris que le moment suprême était venu.»
«Seigneur, implorai-je, donnez-moi la force d'en fini.»
«D'un geste lent, je tirai le revolver de derrière mon dos. Raspoutine se tenait toujours debout devant moi, immobile, la tête penchée à droite, ses yeux, hypnotisés par le crucifix, restaient fixés sur lui.»
«Où faut-il viser pensai-je, à la tempe ou au cœur ?»
«Un frisson me secoua tout entier. Mon bras s'était tendu, je visai au cœur et pressai la détente...»
Raspoutine n'était pas mort ; quelques moments après il sauta au cou du prince et faillit l'étrangler. Il retomba puis s'enfuit en rampant et ce fut Pourichkevitch qui l'acheva dans la cour au moment où il allait réussir à s'échapper.
Un peu plus tard, le prince Youssoupoff, toujours sous le coup de la terreur, se mit à frapper le cadavre jusqu'à ce que lui-même fut épuisé.
Tout le récit est celui d'un meurtre ordinaire que son auteur n'était pas de taille à réaliser et qui échoua parce que le criminel n'était pas psychologiquement prêt au moment où il passa à l'acte.


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