Ramadhan est là et, comme à l'accoutumée, les Algériens vont renouer avec des usages hérités de plusieurs siècles de pratique sociale et religieuse. Communes à toutes les régions du pays, certaines ont cependant une spécificité intimement liée à l'histoire récente de notre pays, la plus importante étant l'extrême sacralisation du jeûne durant ce mois pas comme les autres. La perception particulière du Ramadhan au Maghreb, plus particulièrement en Algérie, est en fait une saine réaction d'autodéfense contre la prétention coloniale d'effacer jusqu'à la mémoire des Algériens, en particulier son ambition de propager sinon sa religion, du moins imposer un strict contrôle sur la pratique de l'Islam. Ainsi, pour les Algériens, jeûner pendant le mois sacré c'est non seulement assumer un devoir religieux mais aussi et surtout s'opposer, grâce à cette forme subtile de résistance, au rouleau compresseur de la colonisation. C'était montrer à l'autre sa différence et son refus du fait accompli. A partir de là naîtront d'autres coutumes qui accentueront le fossé civilisationnel entre les communautés en présence. Cette brève introduction historique nous amène à mieux apprécier les usages en cours dans la société, notamment le soin particulier apporté à la confection du repas familial, la consommation parfois abusive de sucreries et autres friandises et, évidemment, les longues veillées ramadanesques. Des phénomènes sociaux qui n'ont pas manqué d'en générer d'autres et que chacun apprécie selon sa propre perception des choses. Flambée des prix et frénésie des achats Paradoxale est cette situation qui se produit à l'identique durant la première semaine du mois sacré. Les prix des principaux produits de consommation, les fruits et légumes essentiellement, flambent littéralement. Fait bizarre, des légumes et des condiments dépréciés pour leur abondance et leur faible consommation en temps normal, prennent l'ascenseur et atteignent des prix inimaginables. La courgette, sans laquelle les Algéroises ne sauraient cuisiner leur chorba, s'arrache à prix d'or, l'oignon se fait désirer, la tomate et la salade verte se rebiffent. Les fruits deviennent pratiquement inaccessibles aux bourses modestes. En somme, l'enfer pour les ménagères tenues de remplir des ventres criant famine mais très regardants sur ce qu'ils ingurgitent. Cette délicatesse donne cours à toutes les folies, certains citoyens se croyant même obligés de s'endetter juste pour que la table soit bien garnie, surtout lorsqu'il y a des convives. Déroutante habitude qui n'obéit à aucune rationalité. L'Algérien n'est apparemment pas l'homo-economicus qu'on voudrait bien inventer en ces temps de crise. Activités parallèles «conjoncturelles» La frénésie qui s'empare des ventres vides n'a d'égale que le pullulement des petits commerces de conjoncture. Certaines activités, conjoncturelles dirons-nous, prennent forme dans les endroits les plus inattendus, particulièrement aux abords des marchés. Vendeurs de pain traditionnel, de feuilles de dioul, de q'taïf, de coriandre et de persil se bousculent sur les trottoirs, devant les devantures des magasins et squattent les moindres passages, interpellant à vive voix les chalands hébétés par tant de choix. Beaucoup trouvent leur compte dans ce commerce illicite mais toléré par les autorités qui donne tant de charme aux rues de nos villes, n'en déplaise aux puritains. Les chômeurs, les pères de famille en difficulté, les adolescents en vacances et les petits paysans tirent avantage de la frénésie qui s'empare des acheteurs. Les produits du terroir trouvent preneurs, souvent à des prix défiant toute logique. Le Ramadhan, c'est aussi l'abattage clandestin. Même aux environs d'Alger, on peut rencontrer, le long des routes nationales et chemins de wilayas, des carcasses d'ovin suspendues à même les arbres. La viande fraîche est débitée aux nombreux clients dans des conditions d'hygiène déplorables. Bien que plus calmes après le f'tour, les rues n'en restent pas moins animées. Cafés et autres commerces quatre saisons qui se transforment, le temps d'un Ramadhan, en marchands de z'labias et gâteaux excessivement sucrés, attirent une nombreuse clientèle. Il en sera de même pour les marchands de glaces qui verront leurs échoppes submergées, mois d'août oblige. Des comportements indignes Mais cette image idyllique du Ramadhan est malheureusement mise à mal par les comportements antisociaux qui prennent souvent des dimensions dangereuses. Affamés, épuisés par le manque de sommeil, beaucoup de citoyens cèdent facilement à la violence. La plus banale remarque est interprétée comme une insulte, la moindre incartade mène à la bagarre. Des drames que l'on pourrait éviter avec un peu de bon sens se produisent dans la rue, mettant aux prises des citoyens pourtant calmes d'habitude. Le plus inquiétant, les statistiques des services de sécurité en témoignent, c'est cette tendance à l'utilisation des armes blanches. Les bagarres se terminent en bain de sang, mettant en péril la vie et l'intégrité des protagonistes. C'est aussi ce nombre incalculables d'accidents de la route, quelques minutes avant le f'tour. Ainsi est fait Ramadhan chez nous, ainsi se comportent certaines gens qui assument mal leur foi. «Ils se croient obligés de jeûner pour mieux s'empiffrer le soir», disent des citoyens qui assistent écœurés à ces scènes particulièrement navrantes. «Ils n'ont qu'à manger et laisser les gens tranquilles», commentent d'autres. Assurément, nos éducateurs, y compris nos imams, ont encore du pain sur la planche.