Le ferry Al Djazaïr II est l'un des fleurons de la flotte de l'Entreprise algérienne de transport de voyageurs «Algérie ferry» (ENTMV) qui assure les liaisons maritimes toute l'année, entre les principaux ports algériens et les villes de Marseille et Alicante. La pression qui s'exerce chaque année sur le port espagnol au début des grandes vacances a conduit les responsables de l'ENTMV à ouvrir cet été une autre ligne depuis Barcelone, évitant ainsi aux ressortissants algériens du sud-ouest et du nord de la France de faire plus de route et à moindres frais. La pression ne diminuera pas pour autant sur la petite gare maritime d'Alicante. C'est, paradoxalement, ce mois de juillet que les chaînes sont encore plus longues que par le passé. La haute saison commence mal et le personnel de l'agence Romeu qui travaille pour l'ENTMV est visiblement dépassé. Dans le port d'Alicante Comme un malheur ne vient jamais seul, ce dimanche 19 juillet, en début de soirée, le pire arriva. Al Djazaïr II qui négociait son entrée dans le port est subitement jeté contre les quais par une lame de fond, malgré l'expérience indiscutable du commandant de bord et de son équipage qui feront tout pour éviter l'accident. Un grand trou à l'avant paralysera le navire qui passera le week-end sur place alors qu'il devait reprendre, cette soirée même, sa route sur Oran. Le millier de passagers et les 400 véhicules sont embarqués. Ils y passeront tout le week-end dans l'attente du ferry de rechange que l'ENTMV a affrété à un armateur étranger. «En haute saison, il est difficile de trouver un navire disponible, car tout se loue en avril», dira un responsable commercial de Romeu ; à bord, les conditions d'hébergement sont peu à peu difficiles. La nourriture commence à manquer et les conditions d'hygiène se dégradent. Le comportement de certains passagers, excédés, est comparable à celui des Vandales. Sur les quais, la masse des nouveaux arrivants grossit à vue d'œil. Certains d'entre eux qui résident dans le nord de la France, en Allemagne ou en Belgique, ont cru avoir de la chance d'avoir pu trouver une place depuis Alicante, Marseille et Barcelone affichant complet. Après deux jours de voyage avec des haltes nocturnes dans l'un des relais autoroutiers, arrivés au port espagnol, ils n'en croient pas leurs yeux. Les brigades antiémeutes sont sur place. Quelques instants plus tôt, elles venaient de déloger les centaines de candidats au départ sur Oran ou Alger qui avaient pris d'assaut les guichets de Romeu. Le consul, M. Chaâbane, est là et tente de calmer les esprits surchauffés, les informant qu'un grand navire affrété par l'ENTMV est en route et pourra prendre tout le monde. Le lundi, le navire affrété fit son apparition. 1800 passagers avec deux fois plus de véhicules que la capacité d'Al Djazaïr prennent la direction d'Oran. Réparé en un temps record à Alicante puis à Alger, Al Djazaïr reprit un jour plus tard ses liaisons sur Oran et Alger. Un communiqué de l'ENTMV informe des détails de l'incident et de la fin du calvaire des vacanciers. Il apporte une précision qui explique en partie la dimension de la pagaille : 35% des passagers n'étaient munis ni de billets ni de réservations. Dans le port d'Alger Un mois plus tard, dans le port d'Alger cette fois, Al Djazaïr est à quai. La nuit du doute du Ramadhan, c'est pour demain, le 21 août. Si beaucoup d'immigrés ont décidé de passer le mois sacré dans une ambiance du bled, beaucoup doivent, à contre-cœur, reprendre leur travail. Les adieux ne se font pas sans émotion. A l'entrée du port, le contrôle de police est strict et la file de voitures grandit sous le regard des nombreux jeunes désœuvrés. Une jeune fille à l'accent beur fort prononcé, en sanglots, s'accroche fermement au cou de sa grand-mère tout aussi émue qui tente de la réconforter dans un français approximatif à accent kabyle tout aussi prononcé. C'est le moment que choisit un jeune à quelques pas de là et qui n'avait rien raté de la scène, pour lancer en direction de la «beurette»: «Ya khti, laisse-moi ta place si tu te plais ici». La jeune fille semble apprécier l'humour, elle esquisse un léger sourire, pas la grand-mère qui adresse un regard noir au groupe de jeunes gens. Les formalités de sortie sont longues et peuvent prendre à l'arrivée comme à la sortie plusieurs heures. La police et la douane font ce qu'elles peuvent pour faciliter les formalités mais, visiblement, quelque chose grince quelque part. L'attente pour accéder au bateau est éprouvante dans ce hangar au pied des quais où se forment quatre files de voiture en parallèle et dont la grosse grille tarde à s'ouvrir. Seul un véhicule à la fois franchira la porte de sortie aux quais. L'énervement ne tarde pas : protestations et klaxons se font entendre jusqu' aux rampes du boulevard Zirout-Youcef où les places sont chères pour admirer le spectacle de sortie de Al Djazaïr II, toujours avec deux ou trois heures de retard. Dans cette ambiance de nostalgie du départ, on ne plaisante pas beaucoup à bord. Le retour, c'est dans un an. C'est trop long. La tristesse se lit sur tous les visages des émigrés. On se console comme on peut. Les trabendistes Seuls les «trabendo», un quart des passagers, paraissent à l'aise. Ils parlent eux aussi du retour. C'est le lendemain même sur le même bateau. Juste le temps de prendre livraison de la marchandise qui les attend sur les quais d'Alicante et de la carte d'embarquement que l'associé de là-bas a déjà en main. Tout est bien huilé de ce côté. Leur seul problème, c'est comment sortir les premiers pour pouvoir «ré-embarquer» aussitôt. Ils savent par quelle porte on sort à Alicante ou à Alger et Oran. Sur la passerelle, ils bousculent tout le monde, femmes et enfants, pour être les premiers aux postes de la PAF. Sur place, ils connaissent tout le monde et tout le monde semble les connaître : police, douanes et agents de Romeu. Ce sont eux qui font vivre le commerce d'Alicante, Valence et Elche. Ils n'ont visiblement aucun problème à la douane ou la police espagnoles. «Les affaires sont difficiles», confie l'un d'eux qui songe à se convertir dans une activité plus rentable. «Les Chinois fabriquent à Bab Ezzouar tout ce que nous importons et à moinde coût». Les «beznassias» sont beaucoup moins nombreux d'année en année, bien que nous soyons déjà à la veille de l'Aïd et de la rentrée des classes», dit-il. De la nostalgie Une fois dehors, les voitures des immigrés algériens aux matricules de tous les départements de France observent une petite pause pour attendre un compagnon de route. Encore une journée et même plus à tirer sur les autoroutes européennes. Dans l'autre sens, ils observent avec envie une longue chaîne de voitures qui attend l'ordre d'accès au bateau Al Djazaïr II qui doit lever l'ancre dans une heure ou deux vers Oran. Beaucoup de familles algériennes de France et d'Espagne ont choisi de passer le ramadhan et l'aïd au bled; elles affichent une mine autrement plus joyeuse. Dans un mois, elles connaîtront à leur tour les mêmes sensations du retour. C'est tellement rapide. Sur la passerelle, les premiers passagers, visiblement tous des trabendistes, sont déjà là, avec leurs grosses valises. C'est une catégorie spéciale de passagers. Une autre ambiance à bord d'Al Djazaïr II dont ils connaissent les moindres recoins, un peu comme leur propre maison ou comme les navigateurs, ils y passent le plus gros de leur temps.