De près, c'est un entassement gigantesque de 16 000 chaussures usées, chaque paire censée représenter une des 8000 victimes du massacre de Srebrenica le 11 juillet 1995. De loin, on verra émerger le nom de l'ONU : le mémorial de Phillip Ruch, pour le 15e anniversaire du pire massacre qu'ait connu le sol européen depuis la fin de la Seconde guerre mondiale, s'appelle le «Pilier de la honte», montrant du doigt l'organisation internationale et son terrible échec à l'empêcher. A la veille de ce quinzième anniversaire, le militant allemand attend avec impatience le débat que son mémorial ne devrait pas manquer de relancer lorsqu'il se dressera dans les collines surmontant Srebrenica, dans le courant de l'année prochaine. Et de qualifier son projet de «mise en garde pour tous les futurs personnels de l'ONU de ne jamais plus rester sans rien faire pendant un génocide». Car, à l'été 1995, c'est dans une enclave censée être sous la protection des Casques bleus que plus de 8000 hommes et adolescents musulmans furent massacrés par les forces du général bosno-serbe Ratko Mladic. Srebrenica, à quelque 90 km au nord-est de Sarajevo, en Bosnie orientale, assiégée par les Serbes, avait été décrétée zone protégée pour les civils. Mais les casques bleus néerlandais censés assurer cette protection n'avaient guère d'armes, et aucun mandat clair pour mener à bien cette mission. Srebrenica tombera sans coup férir le 11 juillet 1995, après que les hauts responsables onusiens à New York aient fait la sourde oreille aux appels des casques bleus de l'enclave réclamant d'urgence une intervention aérienne de l'ONU. Alors que la population affolée fuyait la ville pour se réfugier auprès d'eux, les casques bleus laissèrent les Serbes emmener les habitants, après avoir entendu le général Ratko Mladic assurer qu'il ne leur serait fait aucun mal et qu'ils seraient uniquement expulsés. Les massacres, principalement d'hommes et d'adolescents traqués jusque dans les forêts, commencèrent peu après. Le chef politique des Serbes de Bosnie Radovan Karadzic est aujourd'hui jugé pour les avoir orchestrés, tandis que le général Mladic, principal responsable direct, court toujours. Et que de nouveaux cadavres, entassés au bulldozer dans des fosses communes continuent d'être exhumés par centaines chaque année. Les chaussures des morts, emballées dans des barbelés, s'entasseront, sur près de huit mètres de haut, les lettres U - N (pour «United Nations», Nations unies), en guise de «piliers de la honte» surplombant le champ de la mort de Srebrenica. Aujourd'hui, les auteurs du projet déverseront 8372 paires de chaussures devant la Porte de Brandebourg à Berlin. Chaque paire représentant l'une des 8372 personnes officiellement disparues à Srebrenica. A la même heure, dans l'ex-enclave, les présidents de Serbie et de Croatie viendront rendre hommage aux victimes aux côtés des responsables musulmans bosniaques au mémorial de Potocari. Ensemble pour la première fois. Si la méfiance entre communautés sévit toujours en Bosnie-Herzégovine, cette participation conjointe entend symboliser avec force la réconciliation, 18 ans après le début de ces guerres-gigogne de l'ex-Yougoslavie. L'ONU, elle, n'y sera pas représentée. Mais son inaction d'alors reste à vif dans la mémoire collective bosniaque. «Il ont regardé se dérouler le génocide «en direct», soupire Munira Subasic, présidente des «Mères de Srebrenica», qui y a perdu 22 membres de sa famille. En 1999, le secrétaire général de l'ONU Kofi Annan avait admis l'échec de l'organisation à Srebrenica, l'attribuant à des erreurs d'analyse et à «l'incapacité à reconnaître l'ampleur du mal auquel nous étions confrontés». Responsable à l'époque du conflit bosniaque des opérations de maintien de la paix, il a qualifié ce drame de page la plus noire de l'histoire de l'organisation. Dimanche, parmi les diverses commémorations, se tiendront les funérailles les plus grandes de l'histoire de l'Europe moderne : 775 personnes seront officiellement enterrées à nouveau, dont la première victime catholique du massacre, un Croate. A ce jour, plus de 3000 des victimes de Srebrenica ont eu de véritables funérailles, après avoir été identifiées par l'ADN.