Le Ramadhan n'est pas seulement le mois de la piété ou des bombances. Il est l'un des cinq piliers de l'islam, (avec la profession de foi, la prière, l'aumône, le pèlerinage pour qui en est capable), le jeûne est observé par la majorité des fidèles. Certaines estimations avancent le pourcentage de 60 à 70 % de pratiquants. Mais ce qui importe, c'est que le Ramadhan dicte son rythme à tous, y compris aux non pratiquants. Bourguiba, qui voulut édicter une fatwa permettant la non-observance du Ramadhan, échoua, et à Tunis, le Ramadhan est une institution fortement ancrée dans les mœurs et dans la culture du pays. On dit Sidi Ramadhan. On dit Sidi comme pour un saint. Il est vrai que le Ramadhan est le mois saint de l'islam. C'est le mois de la révélation coranique, et il comprend surtout la nuit du Destin, vraisemblablement la nuit du 27 celle où tous les vœux adressés à Dieu peuvent être exaucés. Voici comment il est évoqué dans la sourate 97 Le destin dans ses versets 1, 2 et 3 : «Nous l'avons révélé pendant la nuit du Destin. Et qui te dira assez ce qu'est la nuit du Destin. La nuit du Destin est meilleure que mille mois.» Ce mois est l'occasion d'une grande piété qui, malgré toutes les incitations au travail, ne semble pas s'accommoder avec le rythme du travail dont les horaires sont aujourd'hui écourtés pour permettre aux ménages de préparer la table de la rupture du jeûne. Et les femmes y passent de longues heures. Tout le rythme de la vie s'en trouve changé. Le comportement des Tunisiens se transforme de manière radicale. Le moment clé de la journée est sans doute sa fin. C'est autour de la table, après l'appel à la prière du Maghreb (coucher de soleil) que la famille se retrouve autour de la même table. A l'indolence de la journée succède la ferveur, religieuse pour les uns, culinaire pour tous, ferveur dont le signe le plus évident est la manière avec laquelle les gens se saluent : Chahya Tayba (Bon appétit) avant la rupture du jeûne et Saha Chribtek (approximativement : à votre santé ). On comprend qu'après une abstinence qui va du crépuscule à l'aurore, l'on soit saisi de fringale. Qu'y a-t-il sur cette table ramadhanesque qui puisse être interprété comme signe culturel ? Ou mieux encore : quels sont les éléments communs aux mets du Ramadhan. Reconstituant les succulences de cette table, on ne manquera pas d'y mettre du lait et des dates (pour perpétuer la tradition prophétique), du pain de campagne tabouna (celui qu'on mange depuis 3000 ans en Tunisie et au Maghreb mais qu'on mange moins durant les autres jours), la chorba (soupe). La meilleure, c'est la plus ancienne, c'est-à-dire la chorba d'orge (qui n'est pas sans rappeler la fameuse harira marocaine), les briks, les tajines, les olives. Pour la soirée : des crèmes, du sorgho. Et pour le s'hour (collation qu'on prend avant l'aube), du couscous au lait et aux dates ou du riz. Bien plus que le mois de la commémoration La table du mois de Ramadhan, réunit pratiquants et non pratiquants autour de ses motifs de la nostalgie. Le Ramadhan rappelle le passé, comme dans le verset coranique prescrivant le jeûne pour tout musulman. Ô vous croyants ! Le jeûne vous a été prescrit comme il le fut pour ceux d'avant vous. Puissiez-vous être pieux !» La Génisse 183. Bien plus que le mois de la commémoration, le Ramadhan est celui de l'identité culturelle. C'est sur l'écran de la TV qu'on guette impatiemment l'appel à la prière, annonçant pour tous la rupture du jeûne. La TV commence par diffuser des émissions religieuses puis des versets coraniques puis l'appel à la prière, relayé en ville par un coup de canon. Juste après la rupture du jeûne, ce sont des chansons ou des chants religieux puis une cascade de publicités tournant presque toutes sur des produits alimentaires. Le ramadhan est l'affaire de la chaîne officielle (TV 7 dont l'audience bat tous les records au mois du Ramadhan). Après un flot de publicités (yaourts, soupes, boissons gazeuses, chocolats, beurre, margarine, crèmes, levure, légumes en conserves) qui constituent une véritable incitation à la débauche alimentaire, c'est l'heure des feuilletons. TV 7 se prépare pour le Ramadhan qui semble réconcilier les Tunisiens avec la chaîne pour laquelle ils payent une redevance : longtemps à l'avance, on prépare les spots publicitaires et deux feuilletons de 15 épisodes chacun en plus d'un sitcom de 30 épisodes. Le héros est très populaire. Sbou'i incarne le rôle d'un débile de bon cœur et très sympathique. Pendant le mois du ramadhan, les Tunisiens ne regardent quasiment plus les chaînes orientales : Al Jazeera, MBC, Rotana films ni les chaînes occidentales (françaises). Les soirées télévisées sont le lot des milieux défavorisés. Ce sont surtout les femmes qui suivent ces feuilletons où il est question de mariage, de divorce et autres soucis. Les hommes préfèrent hanter les cafés où ils sont de plus en plus nombreux à s'adonner au jeu malgré l'interdiction religieuse et pénale du jeu avec mise et où l'on fume surtout le narguilé, cet attribut d'une noblesse aujourd'hui perdue. On a l'air d'un pacha avec le gargouillement de son narguilé. Les pratiquants vont dans les mosquées où ils prient. Dans les grandes villes, surtout à Tunis, le Ramadhan est le mois de la culture. Les soirées animées par le festival de la médina se déroulent essentiellement dans l'enceinte de la médina (autre signe de la nostalgie) et offrent des spectacles tout aussi nostalgiques : cela va des conteurs qu'on ne voit que pendant le mois saint jusqu'à la musique soufie. Pratiquant ou non, le Tunisien se découvre pendant le mois de Ramadhan une vocation soufie des plus profondes. A la maison de la culture Bir Lahjar, entre la prestigieuse mosquée Zeitouna et le saint patron de la cité Sidi Mehrez, sidi Ramadhan prend une allure hautement culturelle. La médina s'anime. Tout se passe comme si le Tunisien trouvait une trêve à l'étouffante agressivité de la ville. Ramadhan karim (généreux) dit-on au Moyen-Orient. Ce mois est magnanime et prend les allures d'une fête. On y retrouve malgré tous les prêches prônant la modération, cette exubérance, ce gaspillage sans quoi la fête n'existe pas, et on y trouve aussi une certaine tolérance sociale : même dans les milieux les moins émancipés, la femme peut sortir jusqu'à une heure tardive et, dernière illustration de ce côté festif du Ramadhan, c'est qu'on y oublie toutes les contraintes, de toutes sortes. C'est sans doute pourquoi, pratiquants ou non, les Tunisiens tiennent au Ramadhan, malgré la publicité à la télévision.