Les deux premiers jours du mois de Ramadhan avaient un goût insipide pour les membres de la famille de Khalti Khdaouedj. Pour des raisons de santé, la gardienne des traditions de Miliana devait passer le mois de jeûne chez son grand fils à Alger, mais l'ambiance de sa maison, ses petits-fils, ses brus, ses gendres, ses amies d'enfance ou ses voisines, les parfums de ses jasmins, du mesk ellil et nouar el aâchia lui ont tellement manqué qu'elle a insisté pour regagner son domicile, quitte à y passer les dernières heures de sa vie. «A 97 ans je n'espère plus rien de la vie. Je souhaiterais juste mourir dans le calme et sans déranger personne», dit Khalti Khdaouedj à ceux, nombreux, qui sont venus l'accueillir, tout en évitant le regard de ses fils. Ses filles, Hanounti, Khiti, el Hadja Lalla et sa bru H'bibti étaient toutes joyeuses de l'entourer de leurs bras, de l'embrasser tendrement en retenant des larmes au coin des yeux. Mani Houria, aidée de ses trois filles Z'hor, Zakia et N'fissa, a préparé la soirée d'accueil. Au milieu de la cour tapissée de faïences mauresques datant des années 50, en face du jet d'eau, Z'hor a dressé la meïda, un chef-d'œuvre artisanal de bois sculpté. La nappe brodée main et chbika témoigne de l'adresse des jeunes filles d'antan, avant l'apparition de la télé. Zakia et N'Fissa déposent les confiseries, du rob, raisins confits, du salamon, coings confits, de la confiture de cerises, de la pastèque, du melon, des figues, de la mchihda, de la samsa, tcherek, makrout, mhalbi, du thé à la menthe et du café. Zoulikha se met de la partie et dispose les verres, les tasses et l'argenterie. Les autres jeunes filles préparent le divan et étalent à même le sol les tapis sur lesquels on arrange les salons marocains. Ce soir-là, on discute beaucoup de la santé de Khalti Khdaouedj, du Ramadhan dans un appartement à Alger et des soirées qui se limitent à regarder la télévision. «J'avais hâte de revenir chez moi sentir mes fleurs et ma cuisine», dit- elle comme libérée de cette attention particulière que lui vouait sa bru. Khalti Khdaouedj est fatiguée ce soir-là. En se retirant dans sa chambre elle promet : «demain c'est moi qui prépare la chorba et la soirée sera magnifique.» «Bonne nuit Khalti Khdaouedj»,lance l'assistance.