Il y a seize ans. Il y a un siècle. Il y a une éternité, comme dirait le chanteur. Tellement nos confrères nous manquent. Tellement les autres victimes manquent à l'Algérie digne, restée debout malgré la déferlante terroriste que nous rappellent, aujourd'hui, des événements douloureux se déroulant ici et là dans le monde. Le cauchemar était là. Quotidien. Les bombes explosaient partout, allongeant, à chaque déflagration, la liste déjà très longue des victimes, comme ce fut en ce 11 février 1996. C'était le 21e jour du mois sacré de Ramadhan. Il était, environ 15 heures, alors que nous étions dans la salle de rédaction du Soir d' Algérie, où nous exercions, où nous étions une même famille, quand Mohamed Dorbane, caricaturiste et chroniqueur de talent, me demanda de l'accompagner pour aller acheter des croissants pour sa famille, En nous voyant nous apprêter à quitter les lieux, Allaoua Aït Mebarek a lancé dans ma direction : «El Fawda, tu vas sortir ?» C'est ainsi qu'il m'appelait, «El Fawda» (l'anarchie), du fait que nous faisions les fous, à la rédaction, créant une ambiance qui nous évita de sombrer dans le traumatisme le plus profond à cause des attentats commis, à chaque instant, par les terroristes du Groupe islamique armé (GIA). Je lui ai dis : «Oui.» Et c'est alors qu'il s'avança, vers moi et avec son stylo il me fit des gribouillis sur la main. C'est ce qu'il me faisait chaque matin quand j'arrivais à la rédaction. Ce jour-là, je ne pouvais pas savoir que c'était le dernier gribouillis qu'il me faisait. Je voulais tant le garder, à vie. Djamel Derraza, chargé de la page «Jeux», au journal, était là, attablé, occupé par son travail. Mohamed Dorbane et moi étions sortis et sommes dirigés vers la rue Hassiba, où une boulangerie se trouvait à quelques centaines de mètres du siége de la maison de la presse. On prenait notre temps. A notre retour, au journal, nous sommes allés, directement, à la salle de rédaction. Djamel Derraza était toujours là, attablé. Il avait toute une page à remettre pour chaque édition. Allaoua Aït Mebarek, lui, était occupé à lire et trier les dépêches des agences de presse. Mohamed Dorbane rangeait ses croissants dans un sachet. Croissants que, malheureusement, ses enfants ne mangeraient jamais. Pire, ils perdraient leur père, cet exemplaire chef de famille, le jour-même. Il était environ 15 heures 45 minutes. Personne ne savait que les terroristes allaient cibler la rédaction avec un véhicule bourré de TNT. Ils avaient choisi de mettre le véhicule juste devant la salle de rédaction, côté rue Hassiba Ben Bouali. Aucune séparation, hormis le mur, entre la salle de rédaction et la rue. Ce qui facilitait, largement, la tâche aux criminels. J'étais arrivé à hauteur de Allaoua Aït Mebarek, toujours occupé à lire et trier les dépêches. Il me lança : «El Fawda, tu es revenu ?» Je lui faisais un sourire. C'était le dernier que je faisais à ce grand monsieur connu pour sa bonté de cœur incroyable et une sagesse à toute épreuve. Samir Sid, jeune et talentueux photographe du journal se trouvait à son laboratoire, juste à côté de la rédaction, occupé à développer des photos. Nabil Meghiref, documentaliste, était, lui, également, pas loin de la salle de rédaction où je me trouvais avec Mohamed Dorbane, Allaoua Mebarek et Djamel Derraza, dont la gentillesse n'a d'égal que sa volonté à semer la bonne humeur autour de lui. Nabil était avec Dalila et Nadia du service publicité. Plus tard j'appris que la vitesse du souffle est supérieure à celle du son. C'est ce qui explique que, depuis, et malgré l'intensité de la déflagration, je n'ai jamais entendu l'explosion de la bombe, qui a eu lieu, pourtant, juste à côté de nous. Un ou deux mètres, au maximum. Je perdais connaissance et je me suis réveillé, quelque temps après, sous les décombres, perdant la mémoire pendant une demiheure. Ahmed Toumiat et Nacer Bouzaza étaient, eux, coincés dans un bureau. Les décombres ont failli les ensevelir. On me localisa, enfin et un des sapeurs pompiers qui tentait de me tirer de sous les décombres, y tomba. Au service traumatologie du CHU Mustapha Bacha où j'étais transféré, j'appris que les trois confrères avec lesquels j'étais, à la salle de rédaction, Mohamed Dorbane, Allaoua Aït Mebarek et Djamel Derraza, étaient décédés dans l'attentat. La nouvelle était terrible. Je ne pus rester conscient. C'est ainsi que je perdais connaissance jusqu'au lendemain, dans la matinée. De nombreuses personnes étaient venues me rendre visite, le lendemain dont grand nombre de confrères. L'un d'eux, Samir Sid, ne supportant pas de me voir dans cet état et sûrement, parce que perdant trois de ses confrères les plus chers, s'acharne sur le mur avec son appareil photo éclatant en sanglots. Nabil Meghiref était hospitalisé au même CHU que moi au service Ophtalmologie. J'appris qu'un bilan donnait, malheureusement, 21 morts, en grande partie des passants dont une famille presque entière, sortie pour faire des achats pour la fête de l'Aïd Esseghir qui suivait le mois sacré du Ramadhan. Un seul rescapé parmi cette famille, un bébé que les victimes avaient confié à des voisins. L'Algérie, toute entière, était une seule famille, unie, face au terrorisme. Il y a une éternité. Il y a un siècle. Il y a seize ans, comme dirait le chanteur. Reposez en paix, sœurs et frères. Votre sacrifice ne partira jamais en vain. Tant qu'il y' aura des femmes et des hommes prêts à se sacrifier pour la patrie.