Il était sept heures et demie, hier, quand Saïd est rentré à la maison. Il n'est qu'à vingt minutes de son travail mais le temps ne veut rien dire. Il veut bien parler comme les gens de son temps, en homme moderne qui évalue les trajets en minutes parce que seul compte le temps, mais il a vite déchanté, se rendant compte que le temps compte pour du beurre dans son merveilleux pays où seules les distances ont voix au chapitre. C'est que Saïd a souvent entendu dire, lui qui aime tant écouter les gens intelligents et qui «ont vécu», qu'une centaine de kilomètres qu'on peut parcourir en une demi-heure, c'est plus proche qu'une dizaine qui vous prend une heure. Mais Saïd n'a jamais parcouru un quelconque trajet «en temps normal». Normal, il ne prend ni le train, ni le tramway, ni le métro, les seuls transports publics qui permettent d'évaluer les distances en temps et non en bornes. Après avoir fermé sa voiture, il lui est venu un souvenir, en traversant le parking de sa cité. Il se rappelle qu'avant, son père qui ne prenait pas non plus le train arrivait toujours à la même heure à la maison, en rentrant du boulot. Il ne parlait ni de distance, ni du temps mais il arrivait à une heure régulière. Puis Saïd s'est rappelé que son père venait à pied. Il sourit en se disant que c'est peut-être pour cela qu'on dit «train deux» pour ceux qui n'avaient que leurs pieds pour se déplacer. Il a souri même mais ce n'est pas son jour de bonne humeur. Ce n'est jamais très gai pour le jeune homme d'entamer une nouvelle semaine de travail, parce qu'on ne peut pas vraiment dire qu'il se repose le week-end. Il allait sourire encore en pensant qu'il n'y a qu'en Algérie qu'on appelle «jeune homme» quelqu'un qui a quarante ans, mais le cœur n'y était pas. On est moins qu'un jeune homme quand on habite chez son père, on est toujours un gamin. En rentrant à la maison, Saïd voulait prendre une douche mais il a vite déchanté. Avant, il déchantait parce que les robinets étaient souvent secs. Depuis quelques années qu'il y a de l'eau à Alger, il déchante en trouvant systématiquement sa petite sœur enfermée dans la salle de bain quand il rentrait à la maison. Une malédiction. Il lui avait demandé à plusieurs reprises pourquoi elle avait le chic d'être là au moment où il a besoin de se mettre sous l'eau, elle avait répondu que ce n'était pas de sa faute si elle arrivait de la faculté une heure avant lui. Un argument en béton, et puis Saïd se disait toujours que ce n'est pas les raisons de la colère qui lui manquait pour rajouter celle de l'occupation de la baignoire. Il est allé directement dans sa chambre, allume la télé pendant que défilaient les titres du journal télévisé. C'était le premier jour de la campagne électorale et il a voulu sourire pour la troisième fois en se rappelant que c'est le ministre de l'Intérieur, l'organisateur des élections, lui-même qui avait dit une semaine auparavant que le scrutin n'intéressait pas grand monde. Pourtant, Saïd voulait s'impliquer cette fois-ci parce que des amis et voisins lui avaient dit que c'est la première fois qu'il y avait pour la première fois une liste de candidats composée d'«enfants du quartier» qu'il fallait aider à arriver aux affaires. Il n'avait pas changé d'avis quant à son implication mais il a vite déchanté en voyant à l'écran le président du parti qui a parrainé «sa» liste. Il disait la même chose que ce qu'il a toujours dit et il n'y a aucune raison pour que les enfants du quartier candidats fassent autre chose que ce que dit leur chef, une fois parvenus aux commandes de la mairie. Il a aussi vu le président de la commission de surveillance des élections. Il ne connaît pas son nom mais son visage, il ne pouvait pas l'oublier, c'est le même que celui des élections passées. Puis, il a écouté les autres présidents de partis. Ceux qui ont dit que les élections seront propres parce qu'ils vont gagner, ceux qui ont dit que les élections seront truquées mais ils gagneront quand même, ceux qui ont dit qu'ils gagneront si les élections sont propres et honnêtes et ceux qui veulent empêcher la fraude pour gagner. Perdu dans ses pensées, il a fini par se demander si tout ce beau monde évalue les distances en kilomètres ou en temps. Et il s'est rappelé qu'ils ne prennent ni le train, ni le métro, ni le tramway. Il est alors allé frapper à la porte de la salle de bain et miracle, sa petite sœur n'était plus là. [email protected]