Il suffit finalement de très peu pour donner aux Algériens un moment de télévision qui leur fasse oublier la zapette qu'ils ont l'habitude de saisir en tombant par hasard sur une chaîne de leur pays. Un plateau et un animateur d'une extrême sobriété, deux invités qui ont des choses à dire et les disent plutôt bien et un sujet, qui, au-delà de son retour assez spectaculaire sur le devant de l'actualité, a toujours intéressé tout le monde. Comme un bonheur n'arrive jamais seul, on a même eu droit à quelques courtoises contradictions, chose qu'on croyait bannie des plateaux de l'ENTV, en dehors des récréations électorales. Miloud Brahimi, célèbre avocat pénaliste et Rédha Boudiaf, avocat d'affaires, étaient donc invités, lundi soir, à débattre de la justice par le présentateur vedette de Canal Algérie, Ahmed Lahri. Maître Brahimi a l'habitude de s'exprimer sur toutes les questions d'intérêt national. Et comme en la circonstance, il était convié à débattre de son domaine professionnel, ça ne pouvait pas mieux tomber. Personne, y compris ceux qui choisissent les invités, ne devait s'attendre à ce qu'il aseptise son intervention. Il se peut même qu'il ait été choisi pour ça, à bien considérer le contexte de ce débat. Alors, il a commencé par aller à l'essentiel pour dire que la justice est une institution qu'on ne peut isoler d'un ensemble, en parfaite harmonie avec le pouvoir politique, qui en détermine le mode de fonctionnement. De manière plus terre à terre, il n'y a aucune raison que la justice marche quand ça ne marche pas ailleurs. Lui emboîtant le pas, Rédha Boudiaf ira à peu près dans le même sens, sauf qu'il n'a pu éviter la propension à mettre plus d'arguments techniques là où il s'agit d'expliquer les choses par la nature du régime et donc par manque de volonté politique de changement. Comme pour annoncer la couleur et enfoncer le clou dès le premier coup de marteau, on passe un reportage dont l'essentiel tenait dans un micro tendu aux citoyens pour dire ce qu'ils pensent de la justice de leur pays. Et pour une fois qu'on n'a pas été chercher des clients qui disent ce qu'on veut bien faire entendre à la télé, le résultat se passe de commentaires : pas un seul interviewé n'a confiance en la justice de son pays ! En plus, ils avaient presque tous une histoire de… justice – plutôt d'injustice personnellement subie à raconter, documents à l'appui ! Au retour sur le plateau, l'animateur s'est même cru obligé de préciser presque en jurant que l'auteur du reportage, qui aurait passé toute la journée devant la cour d'Alger, n'a pas pu «dénicher» un citoyen qui puisse atténuer ce… verdict sans appel des justiciables algériens à l'endroit de la justice ! On aurait pu s'en arrêter là, d'autant que les deux avocats, pourtant assez différents, partageaient l'essentiel au moment où on leur demandait s'ils étaient surpris par le verdict des citoyens. Parce qu'il n'y pas plus horrible que la perte de confiance des citoyens en la justice de leur pays, le reste du débat était devenu presque dérisoire. En dépit de son appréciable niveau scientifique et de sa pertinence, il était difficile de s'accrocher à des questions qui ne manquent pourtant pas d'importance. On apprendra ainsi que les conclusions de la commission Issaad constituent un programme irremplaçable pour réformer la justice. Les deux avocats ont aussi raconté comment ils ont été tous les deux conviés à siéger dans la commission devant travailler sur la «dépénalisation de l'acte de gestion». Ils ont surtout raconté comment ils ont été invités à faire partie de cette commission… sans travailler, d'où leur retrait ! Et plein d'autres «détails croustillants», comme cette tendance systématique à la détention provisoire qui met en péril l'un des fondements de la justice, la présomption d'innocence. Et en pénaliste accompli, Miloud Brahimi conclura qu'en la matière, l'affaire de l'autoroute Est-Ouest et celle de Sonatrach sont une infime partie de ce qu'endurent quotidiennement les justiciables lambda. Ah, Sonatrach et l'autoroute Est-Ouest ! Ces deux affaires n'y sont peut-être pas pour rien dans ce retour de la justice au-devant de l'actualité. Bon débat quand même et un moment de télé. C'est déjà ça.