La justice est malade », tel est le triste constat auquel arrive Me Miloud Brahimi, au terme de sa longue carrière d'avocat agréé auprès de la cour suprême. Les procès retentissants n'ont de cesse, ces dernières semaines, de mettre au-devant de la scène un secteur qui fait face à de nombreuses critiques, dont des accusations récurrentes de partialité. « La justice souffre d'indénombrables insuffisances, la plus notable étant son rapport au justiciable », explique-t-il. Mais pas seulement. Car, si d'aucuns mettent en doute l'impartialité des jugements rendus, la vox populi reste fermement convaincue que le palais de justice est le seul endroit où les verdicts ne sont pas décidés. « Il faut avoir la foi des charbonniers pour penser que la justice en Algérie est indépendante, et que les juges ont une autonomie totale », déplore Me Brahimi. Cet avis est d'ailleurs partagé par nombre de ses confrères. Et si formellement l'appareil judiciaire semble tout ce qu'il y a de plus libéré des interventions « extérieures », dans la réalité les choses sont tout autres. « En surface, l'on ne peut pas se rendre compte qu'il y a des pressions. Cependant, les juges et autres magistrats reproduisent, à l'infini, d'anciens réflexes, et il leur est très difficile de sortir de ce carcan », estime Me Amara Mohcène, avocat à la cour. Me Chérif Chorfi, avocat agréé auprès de la cour suprême, bien que plus tempéré, abonde tout de même dans le même sens : « En dépit de la bonne volonté de magistrats intègres, intellectuellement parlant, je ne crois pas qu'il y ait une grande indépendance. Même si en apparence, elle en a toutes les formes », constate-t-il. D'autant plus lorsqu'il s'agit d'affaires « sensibles ». « La justice est une justice-fonction qui n'a pas changé de nature. Elle n'est qu'un autre bras du pouvoir », accuse Me Brahimi. D'ailleurs, de l'avis de tous, il est improbable que les gros dossiers soient exempts, lors de leur traitement par la cour, d'interactions ou de la prise en compte par les magistrats de « considérations » et d'influences. « C'est devenu presque ‘‘naturel'', il n'y a même plus besoin d'interventions politiques et de ‘‘coups de fil'' », explique un avocat agréé à la cour suprême. « Les juges, ces fonctionnaires dépendants de l'Etat, sont formatés de sorte à ce que lorsqu'ils reçoivent certaines affaires, accompagnées du matraquage médiatique et politique que l'on connaît, ils les ‘‘liquident'', en leur donnant l'orientation devinée ou signifiée », reproche Me Amara. Droits bafoués et non-respect de la défense Mais le déséquilibre d'un verdict « ne veut pas forcément dire résultat commandé ou corruption des magistrats », avance toutefois Me Chorfi. Car, si la justice « est malade », la faute est en partie à imputer au « système lui-même », au fonctionnement de l'institution. La restriction du nombre d'assesseurs présents lors d'un procès peut aussi contribuer à biaiser son issue. « Avant, ils étaient une dizaine, ensuite réduits à quatre et aujourd'hui, ils ne sont plus que deux », précise Me Amara. Ce qui réduit du poids de leur décision et octroie le plus gros du jugement à la seule estimation du juge principal. « Et là, oui, il y a des risques de dérives. Quelque part, ils étaient une sorte de garde-fous ». L'une des autres entraves à la pratique d'une justice « sereine » est la surcharge sous laquelle croulent les magistrats. « On leur met un couteau sous la gorge : les statistiques », concède Me Chorfi. « A partir de là, si l'on parle d'obligation de résultats, d'impératifs d'un nombre de dossiers traités par mois, cela se fait automatiquement au détriment de la qualité », déplore-t-il. Et, évidemment, au détriment de la défense de l'accusé. Car, le droit de la défense n'est pas forcément respecté, tant l'appareil de la justice est « expéditif ». « Ce n'est pas qu'il ne soit pas respecté, mais plutôt bradé », estime Me Chorfi. Me Brahimi est, pour sa part, bafoué plus catégorique. « Sur le plan formel, oui, ce droit est incontestablement respecté. Mais sur le plan réel, ce n'est malheureusement pas le cas », confie-t-il. Et, afin de témoigner de ces « basiques » bafoués, il relate : « l'année dernière, je venais à peine d'entamer ma plaidoirie, que le magistrat qui présidait m'a interrompu : ‘‘maître, vous n'allez pas m'appendre la loi.'' De même, il y a quelques mois de cela, je plaidais devant un autre magistrat, j'ai voulu citer un passage du procès-verbal. Le président m'a interrompu, en disant : ‘‘Mais, on l'a lu ce procès-verbal.'' », raconte Me Brahimi. Certes, quoique anecdotiques, ces récits sont révélateurs, pour lui, du malaise vécu au sein des tribunaux. « Si je fais l'addition ‘‘ne me parlez pas de droit'' et ‘‘ne me parlez pas de faits'', je me demande alors quelle valeur équitable a un procès. Mais aussi et surtout à quoi sert un avocat, et comment fait-il pour défendre au mieux son client ? », analyse-t-il. Un Etat de droit ne peut être consacré et bâti que par le biais d'une justice forte et indépendante. « Ce qui est pratiqué aujourd'hui est très loin de ce qui est attendu par un pays, qui aspire à devenir un Etat de droit. La justice est parfois à l'ordre, parfois à deux vitesses, parfois à toute vitesse », de résumer Me Brahimi.