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«Une écriture puisée du substrat social»
Entretien avec Abderrahmane Zakad
Publié dans Le Temps d'Algérie le 30 - 01 - 2009

Doué de faconde et empreint d'urbanité, Abderrahmane Zakad, ingénieur urbaniste, s'ingénue à disséquer et à analyser sa société. Clairvoyant et subtil, cet ancien enfant de la troupe de Koléa et ancien officier de l'ALN/ANP, s'est consacré à l'écriture, après avoir occupé pendant 30 ans des postes de direction dans divers organismes techniques.
Enseignant à l'université, il a formé des générations de techniciens. Ses écrits sagaces et pénétrants introduisent le lecteur dans un monde kafkaïen où l'on s'y égarerait tant la réalité dépasse par moments la fiction.
Ses écrits se résument à divers romans et recueils de nouvelles dont Trabendo, Un chat est un chat, Les jeux de l'amour, Le vent dans le musée, Une enfance dans le M'zab, Une femme dans les affaires (2009), Le terroriste (2009).
En cours, Les amours d'un journaliste (sortie prévue en 2010). Ayant côtoyé Kateb Yacine, Jean-Paul Sartre et Albert Camus, cet écrivain est pétri aux idéaux de liberté et de justice, et aux valeurs morales intrinsèques si chères à tout individu probe.
Rompu aux techniques du roman et de la nouvelle, l'auteur évoque dans cet entretien son dernier ouvrage, Une enfance au M'zab, qui dit en toute objectivité la démesure de nôtre époque.
Vos cinq nouvelles du recueil Une enfance au M'zab différentes par les thématiques témoignent de la déliquescence de l'homme. Etes-vous partisan du mythe du bon sauvage de Rousseau : «L'homme est bon, c'est la société qui le corrompt.» ?
Question difficile à laquelle je ne pourrais répondre correctement, mais essayons. Je ne pense pas que les récits contenus dans mon livre témoignent de la déliquescence de l'homme. Qui dit déliquescence, dit tendance à la disparition, et l'homme — au sens de la culture — n'est pas près de disparaître depuis le temps qu'il existe et qu'il invente. Il s'adapte, c'est tout.
Pour Rousseau que vous citez et que j'ai lu bien sûr, ce monsieur avait d'énormes problèmes personnels dont on se demande s'ils n'ont pas influencé ses réflexions. Les sauvages de son temps n'étaient pas aussi sauvages qu'on le prétend toujours.
Il faut redéfinir la sauvagerie au regard des guerres qui se déroulent sous nos yeux. La société corrompt-elle l'homme ? Absolument pas.
L'homme n'existerait pas sans la société et la première des sociétés, c'est la famille. En son temps, Rousseau et les philosophes avaient traité des caractères visibles de l'homme et de la nature : les formes, les fonctions, les comportements, bref ce qu'on appelle en biologie les phénotypes.
C'est seulement depuis un demi-siècle qu'on s'est rendu compte que les analyses basées sur la morphologie, l'anthropologie ou la sociologie ne suffisent pas pour expliquer ce qu'il y a de caché dans les structures et ce qui les relie.
Ce sont des mondes fort différents entre ce qui est visible de ce qui ne l'est pas. Ainsi dans l'homme, ainsi dans la société, il y a ce que l'on voit, les comportements, ce qu'on ne voit pas, les raisons de ces comportements que j'ose appeler les génotypes par opposition aux phénotypes, mais les deux sont complémentaires et nécessaires et, en prolongement de la connaissance du dehors et de la connaissance du dedans, le yin et le yang du taoïsme. Vous me demandez si l'homme est bon, j'en sais rien.
Il y a différentes sortes d'hommes dans des cultures différentes. Ce dont je suis sûr, c'est qu'il est malin. Les thèmes que j'aborde dans mon livre Une enfance dans le M'zab sont fort différents et je ne fais que rapporter par écrit, dans une forme esthétique si possible, les choses que je vois autour de moi.
Pour un auteur aussi prolifique que vous, est-il plus commode d'écrire un roman qu'une nouvelle ?
En gros, j'écris ce que j'aime et avec autant d'intérêt et de plaisir pour les nouvelles que pour le roman. La nouvelle, qui n'est pas isolée dans le corpus de toutes les nouvelles que renferme un livre, est l'art de dire dans un temps court et un espace limité, limité par l'histoire elle-même ou par le champ que lui donne l'auteur.
Dans la nouvelle on ne peut pas prendre de liberté comme dans le roman. Il n'y a pas de place à l'action, à l'agitation ou à l'improvisation. C'est de la fetla (dorure, ndlr).
Dans la nouvelle on entre vite en matière et sa chute est rapide, surprenant. Dans le roman on peut s'étaler, faire des digressions et s'amuser à taquiner le lecteur, comme par exemple introduire des mots savants ou compliqués : «C'était dans une lointaine époque silurienne que la tectonique des plaques avait façonné le socle géologique du massif de Bouzaréah où Si Ahmed possède deux hectares de terre.»
Je l'ai fait exprès pour obliger le lecteur à consulter le dictionnaire. La nouvelle c'est l'instant ou bien l'évènement, le roman c'est le temps qui s'étire dans une histoire simple ou complexe et qui se construit elle-même.
Vous êtes esclave du livre que vous écrivez, c'est lui qui vous mène, mais vous êtes le maître de la nouvelle. Dans l'écriture d'un roman, l'esclave — l'écrivain — est heureux parce qu'il veut savoir où va le mener le maître.
La nouvelle vous donne du bonheur parce qu'on ne décrit pas, c'est un cri, alors que dans le roman on ne crie pas, on raconte, on explique et on décrit autant les personnages que les paysages, ce que ne permet pas la nouvelle.
Pour ce qui me concerne, dans les nouvelles que j'écris et même dans mes romans je m'inspire énormément d'événements vécus, de choses vues ou d'histoires que l'on me raconte.
Tout ce que j'écris est réel. Dans mon roman Trabendo, qui sortira bientôt sous le titre Une femme dans les affaires, roman revu et enrichi, Malika l'héroïne existe et vit à Alger.
Dans le roman Le terroriste, qui sortira bientôt, Moh Milano a existé. Dans ce roman d'étude je m'interroge : «Pourquoi un jeune de 22 ans, ould familia, père et mère fonctionnaires, pourquoi donc et comment ce jeune se retrouve émir.»
C'est un livre que j'ai écrit à partir d'une enquête. Il en est de même dans les nouvelles de mes livres qui sont réelles, mais auxquelles j'y ajoute de l'esthétique parce que dans la nouvelle la signification des mots et leur agencement comptent beaucoup.
L'art de la nouvelle est un art d'économie : dire le plus avec peu de mots. J'aime faire de belles phrases, même quand il s'agit d'un enterrement ou d'un meurtre, comme c'est le cas dans La bévue. En passant, je voudrais faire une pensée à Djamel Amrani qui m'a donné des conseils pour bien écrire.
Sur la base de mon expérience et d'un sondage que j'ai mené, une nouvelle, un récit ou un conte intéressent plus le lecteur d'aujourd'hui qu'un pavé de 280 pages.
C'est vrai aussi que certains lecteurs n'admettent pas le mode particulier de lecture qu'impose un recueil de nouvelles.
Ils se refusent à lire un volume composé de plusieurs histoires, parce qu'ils se refusent, plusieurs fois de suite, à abandonner des personnages et des événements pour entrer avec rupture dans une autre aventure qu'il leur faudra abandonner, surtout quand les chutes sont inintéressantes.
Un livre est difficile à mener, vers le lecteur, dans la direction de sa lecture. Au lecteur, il faut dire et écrire des choses qui l'intéressent et dans lesquelles il se sent concerné, voire mêlé.
J'aime bien mêler le lecteur aux histoires que je lui dévoile pour qu'il découvre que l'auteur a les mêmes préoccupations que lui. Mais une chose est sûre, c'est que lorsqu'on écrit on ne triche pas. C'est le cas de tous les écrivains.
Votre nouvelle Passation de consignes, qui renvoie au système politique délétère, a-t-elle été écrite par devoir de mémoire ?
Dans sa nature même la littérature n'a rien à voir avec la politique, c'est une affaire purement individuelle. Tout en étant impliqué dans la société, je ne pense pas faire un devoir de mémoire, bien que le livre constitue une archive d'un moment de l'histoire et de la société.
Pour l'écrivain, c'est une observation, une sorte de remémoration d'une certaine expérience, des pensées et de sentiments.
A cela s'ajoute l'expression d'un certain état d'esprit, et à la fois la satisfaction de la réflexion. Ce que l'on nomme écrivain n'est rien d'autre qu'un individu qui s'exprime, qui écrit, les autres peuvent l'écouter, le lire ou ne pas le lire.
L'écrivain n'est ni un héros qui plaide en faveur du peuple ni une idole qu'on pourrait adorer, c'est encore moins un ennemi du peuple, et si parfois il connaît des ennuis à cause de ses œuvres, c'est uniquement parce que cette exigence vient d'autrui : lorsque un pouvoir a besoin de se fabriquer des ennemis pour détourner l'attention du peuple, l'écrivain devient une victime.
Et ce qui est plus malheureux encore, c'est que l'écrivain qui subit ces tourments risque d'imaginer qu'être une victime et une grande gloire. Heureusement que les relations entre l'écrivain et le lecteur ne sont rien d'autres qu'une sorte de lien d'esprit qui s'établit par l'intermédiaire d'un livre.
Que représente pour vous la littérature ? Votre avis sur la littérature algérienne ?
La littérature, c'est le charme du langage littéraire. Mais ce langage ne signifie pas pour autant que la littérature consiste seulement à noter la réalité, comme dans les œuvres de Mouloud Feraoun où il s'implique énormément.
A l'opposé du réel, les tragédies grecques et Shakespeare ne pourront jamais passer de mode bien que fiction. La littérature n'est pas uniquement une copie de la réalité, elle en traverse les couches extérieures et la pénètre jusque dans ses tréfonds ; elle est le révélateur de l'imaginaire et s'envole très haut au-dessus des représentations communes, adoptant un point de vue macroscopique pour dévoiler les tenants et les aboutissants des situations.
Vous demandez mon avis sur la littérature algérienne, je réponds qu'elle va comme vont les choses, laissant le temps agir et faire la décantation.
Nous sommes encore dans les hivers littéraires, mais selon les équinoxes il y aurait des printemps. Rachid Boudjedra a ouvert tôt la porte, la nouvelle génération — Maissa Bey, Benfodil, Mati — sont en train d'ouvrir les fenêtres pour aérer.
D'autres naîtront et poursuivront. Nous avons trop traîné à nous questionner faussement sur notre identité alors que nous y baignons sans nous rendre compte que c'est elle qui nous fait avancer.
Pour finir, je vous invite à lire La baie aux jeunes filles de Fatiha Nesrine, ou bien Le chant des vertus de Kamel Khelifa, ou encore La grotte éclatée et Arris de Yasmina Mechakra. Des livres de chez nous, un régal.
Entretien réalisé par Kheira Attouche


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