Tant que les idées mises en mouvement ne sont pas enrichies d'une confrontation exigeante avec celles des autres, que valent-elles? Question moderniste en apparence, mais en réalité fort ancienne soulevée par la pensée humaniste qui, à propos de la diffusion de la culture médiévale, avait conduit implicitement à une redécouverte de l'Antiquité. En effet, déjà Erasme, le philosophe hollandais de la Renaissance, que beaucoup considèrent à juste raison comme «le prototype de l'intellectuel» et «le Voltaire latin» pour son style et son esprit, avait eu pour principe de diffuser ses idées et de les faire connaître à ses pairs. Afin d'en discuter avec eux la valeur intellectuelle, sociale et pratique, il n'avait pas hésité à leur écrire et même à effectuer de longs et éprouvants déplacements à travers quelques pays d'Europe. De fait toute l'Europe des humanistes, en ce temps-là, était sous le charme des échanges épistolaires dont la qualité, l'intérêt du contenu informatif et social, la fréquence et la forme prédisposaient à instaurer, entre les membres d'un même groupe d'intellectuels, une sorte de code tacite de l'information. La communication «d'aujourd'hui» tire là sans doute une grande part de ses conceptions. Dans leur brillant ouvrage, L'explosion de la communication (*), Philippe Breton et Serge Proulx, deux chercheurs, l'un à l'université de Strasbourg, l'autre à celle du Québec, nous ramènent à cette question primordiale de l'utile création de la communication humaniste, et davantage - c'est le point de départ du livre - à nous poser, avec eux deux, cette autre question: «Pourquoi aujourd'hui parle-t-on autant de ‘‘communication'', qu'est-ce qui fait que ce thème est désormais ‘‘incontournable'' ?» Les auteurs précisent leur pensée bien partagée: «A cette question, il nous a souvent été répondu que si le mot «communication» était sur toutes les lèvres, à propos de tout et de rien, c'était parce que les techniques de communication étaient partout présentes, et que notre univers quotidien était désormais peuplé de satellites et d'ordinateurs, de nouvelles chaînes de télévision, de minitels, de téléphones, de nouveaux moyens d'information.» Ajoutons, évidemment l'internet. Cependant, l'enquête de nos auteurs a pu déterminer qu'il y a eu évolution dans les langages et dans la pensée générale, car on parle de la communication et de ses techniques. Puis «l'histoire» a révélé tout autre chose. «Les recherches historiques engagées alors, écrivent-ils, nous convainquirent de la grande ancienneté d'existence des techniques de communication sociale, les deux premières repérables historiquement étant l'écriture et la rhétorique. Une lecture attentive des auteurs qui abordaient cette question - en général directement - nous permit de dégager alors un point essentiel pour la suite du travail: l'importance du contexte social et culturel dans l'apparition et l'usage des techniques de communication. Nous avons en effet été choqués par le ‘‘déterminisme technique'' qui caractérise la plupart des travaux actuels sur la communication. Or, une revue des conditions dans lesquelles les techniques de communication se sont implantées dans notre société, de l'Antiquité jusqu'à nos jours, faisait apparaître à quel point on avait jusque-là sous-estimé l'importance, dans le cas de l'écriture, ou de l'imprimerie, ou encore des premières techniques électroniques, du contexte social, qui souvent jouait un rôle d'impulsion décisif à la fois dans l'innovation et dans les conditions ultérieures de son usage.» Or le vrai problème de la communication, telle qu'elle est pratiquée aujourd'hui, veut dépasser les clivages dont elle a toujours été la cible. Car s'il est bien établi que «ce clivage sépare, dans le monde de la communication, et plus globalement de l'expression et de la créativité humaines, la ‘‘culture de l'argumentation'' de la ‘‘culture de l'évidence'', il est tout aussi bien établi que «la culture de l'argumentation» accorde à l'homme une sorte de plus-value «dans sa parole et dans sa vie en société» face à «la culture de l'évidence» qui, elle, met plutôt «en avant la vérité, la démonstration et un rapport au monde libéré des contraintes naturelles.» D'un côté «l'argumentation», de l'autre «l'évidence», deux nuances en apparence, mais qui ont recours indispensablement à la preuve absolue et au raisonnement. Au reste, en lisant le livre de nos deux chercheurs, on ne manque pas de percevoir le lien, certes, discret, mais qui indéniablement instaure l'équilibre entre les deux cultures citées. Cette perception, en plus des indications ingénieuses d'ordre méthodologique portées ici et là dans l'exposé, rend clair l'objet du livre et apporte du neuf à la réflexion générale, encore habituée à certaines théories considérant la communication comme un phénomène sans pouvoir ‘‘civilisationnel'', et donc sans avenir. Aussi, trouve-t-on dans L'explosion de la communication, un raisonnement fort intéressant, fort juste et même très efficace pour mettre ou remettre à l'endroit certaines idées reçues au sujet de la complexité de la communication et de ses applications dans des domaines très divers, notamment dans ceux de la politique, de la propagande et de la désinformation, là où ‘‘l'explosion'' se fait bien entendre! Alors notons une dernière question bien posée par les auteurs du livre: «Les sciences de la communication existent-elles?» Ils y répondent avec soin en présentant de nombreux «pré-requis», par exemple: historique de la communication, ses praticiens et ses techniques, ses réalités physiques et mathématiques, d'autres phénomènes et d'autres caractéristiques. Et ils concluent: «Tout progrès dans les sciences de la communication obéit donc aujourd'hui à trois impératifs forts.» Résumons: «séparer clairement entre science et technique»; «distinguer impérativement entre science et idéologie»; «renoncer à toute théorie générale unitaire et, plus définitivement, à tout regret dans ce domaine, même lorsqu'il se dissimule sous le masque séducteur de la philosophie.» Voilà du pain sur la planche: faire converger «ces trois puissants impératifs». Est-ce possible? Oui, disent les hommes de réflexion. Eh bien, qu'ils relèvent donc le défi pour le grand bonheur de nos sociétés!