Le car sortait doucement, sans se presser de la bretelle pour s´engager sur la voie à circulation rapide. A l´horizon, la grande masse noire des montagnes se découpait sur une ciel qui blanchissait. La lumière du soleil commençait à nimber les crêtes lointaines. A sept heures du matin, la circulation était déjà dense, dans les deux sens, les véhicules fonçaient tous feux allumés sur une route luisante à cause des dernières pluies. A l´intérieur du bus, le receveur avait sorti de sa besace son carnet de tickets et s´apprêtait à entamer sa brève mais décisive tâche. Si Boudjemaâ et son compagnon mirent la main à la poche instinctivement. «12.000 balles, c´est quand même pas cher par rapport à un plein d´essence ou au tarif d´un taxi!». C´est peu et c´est beaucoup! Il ne faut pas oublier que nous sommes des retraités et comme tels, nous devrions avoir, comme dans les pays où l´on respecte les personnes âgées, la carte vermeille! Mais ça revient cher, une virée au bled! J´aime bien y faire un tour de temps en temps pour revoir des amis de jeunesse, prendre des nouvelles des proches...mais comme la famille est grande et que je suis tenu de rendre visite à tout le monde pour ménager les susceptibilités, alors je m´abstiens. Et puis sincèrement, je ne supporte plus le climat du bled. Vous savez, j´habite à M..., à 600 m d´altitude! au-dessus du Sebaou, à droite avant d´arriver à Azazga. En hiver, on y gèle et en été on étouffe. Et là-bas il y a toujours des problèmes d´eau! Figurez-vous que presque cinquante ans après l´Indépendance, le gaz n´est pas encore arrivé! Les conduites ont été installées mais le raccordement n´a pas encore été effectué. Quand je pense que le hameau de C...qui est situé 5 kilomètres plus bas reçoit le gaz, je rigole. Imaginez qu´il y a cinquante ans, C...n´était constitué que de deux ou trois huttes dont l´une d´elles servait de café. Les habitants de M..., frustrés, racontent que dans ce café, on y allumait du feu pour chauffer le café quand on voyait un voyageur se pointer à l´horizon. Ce n´était qu´un lieu-dit avec tout juste un campement pour nomades juste à côté de la rivière. Maintenant, il faut voir les nombreuses villas qui se dressent sur cette route qui monte en lacets. Par contre M...a connu une lente décadence. Pendant la guerre de Libération, c´était un village-caserne, avec beaucoup de Français et très peu d´indigènes, 2 ou 3 familles au plus. Les Français étaient employés à la mairie ou étaient enseignants. Le seul docteur de la commune était français. Mais il y avait la SAS occupée par les goumiers et une caserne occupée par le contingent. Les deux seuls petits colons de la région avaient plié bagage dès 1955! Maintenant, le village a explosé, la population multipliée par dix et les nombreuses HLM occupées par les gens dont les maisons ont été détruites pendant la guerre, encerclent ce petit village qui a la particularité de ne point posséder de cimetière! Vous vous rendez compte, un village sans cimetière! C´est un village qui n´a pas d´histoire! C´est la preuve que tous ses habitants viennent d´ailleurs et quand ils passent l´arme à gauche, on les enterre dans leur village d´origine... Si Boudjemaâ avait souri à l´énoncé de cette particularité. Il connaissait bien, vu que lui-même, comme il devait le confier à son compagnon, était originaire d´un village situé au-dessus de M...et que son village disposait d´un cimetière imposant où reposaient tant de personnes qu´il avait connues... A cette pensée, il devint tout à coup songeur et moins attentif au discours de son compagnon de voyage. Il ne faisait pas encore jour, et le bus n´avait pas encore atteint sa vitesse de croisière, tant les ralentissements étaient fréquents.