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65 grammes de bonheur
La chasse à la grive dans les montagnes des Bibans
Publié dans El Watan le 05 - 04 - 2008

On le dit souvent : entre les montagnards et les grives, c'est une longue histoire d'amour autour des olives. Une touffe d'alfa à 50 dinars, de la colle à rats italienne, achetée à 100 dinars le tube, quelques raquettes de cactus et un couteau bien aiguisé, voilà à quoi se résume l'arsenal de guerre du parfait chasseur de grives.
A cela il faut aussi ajouter de solides godillots et des vêtements chauds pour affronter la neige, la boue, le froid, les ronces et les épines des sous-bois. Une journée de froid et de privation pour un butin qui ne pèse que 65 grammes, mais quels grammes ! 65 grammes de pur bonheur pour les gourmets qui raffolent de la chair de la grive. Nous sommes dans les montagnes des Bibans, précisément dans la région d'Ighil Ali. Dans ce gros bourg populeux, comme ailleurs dans toute la Kabylie, la chasse à la grive, en plus d'être une tradition qui remonte au fond des âges, est une passion. Lorsque des nuées de grives, fuyant la froide Europe, viennent hiverner en Afrique du Nord pour se gaver d'olives et de baies sauvages, une bonne partie de la population est presque saisie de fièvre. Moussa est un loup des bois. De septembre à mars, lorsque la chasse est ouverte, ce trappeur amateur du grand air, passe son temps dans la forêt à piéger lièvres, sangliers, perdrix et autres grives. Il y a quelques années, Moussa a ouvert un petit bar de campagne avec des tables de pierres et des bancs en bois, mais faute de recevoir l'autorisation de l'exploiter, il a dû l'abandonner. Un tel refus de la part de l'administration n'est pas pour décourager notre homme. C'est alors que Mousssa s'est mis dans la tête l'idée de cultiver un lopin de terre, d'élever des poules et des lapins en pleine montagne et d'habiter une vieille mansarde, avec pour unique compagnon, un âne. Pour améliorer l'ordinaire, il a même remis en l'état les anciens dispositifs de captage et d'adduction d'eau faits à base de tuiles. Mais comme si le sort s'acharnait sur lui, Moussa a dû encore une fois abandonner l'entreprise, faute de pouvoir subvenir aux besoins de sa famille. Les revenus du potager ainsi que les maigres rentrées de sa basse-cour sont loin de lui permettre de joindre les deux bouts. Comme chaque hiver donc, Moussa se met en quête de grives. Son territoire de chasse est un ravin profond couvert de buissons, de ronces et de lierre. A côté d'une petite source qui ne chante plus que par un mince filet d'eau cristalline, deux gigantesques peupliers partent à l'assaut du ciel. Cette année, on dirait que la grive a immigré en masse. Moussa, le montagnard, s'y attendait : « Avec les incendies en Grèce, je savais que la grive allait venir en force cette année », confie-t-il. C'est que le bonhomme s'y connaît en grive. Il sait que les belles journées, par exemple, elle reste dans les vallées et profite pour se nourrir au maximum. Les mauvais jours, elle monte se coucher un peu plus tôt et en plus grand nombre. Bon cuisinier et même fin gourmet, Moussa n'a pas son pareil pour préparer une grive. Bien qu'elle se mange à toutes les sauces, celle-ci, argue-t-il, est meilleure lorsqu'elle est grillée sur un feu de bois qui lui confère des senteurs boisées. Sa chair, délicatement cuite avec le bois de la forêt ou des oliviers, est enrobée d'une fine couche de graisse qui laisse un arrière-goût d'olive et de genièvre. Pour les montagnards qui la connaissent et l'apprécient depuis toujours, c'est juste une autre façon de consommer des olives. Pour Moussa qui en a fait le calcul, au prix de 50 dinars l'unité, un kilo de grives fait dans les 800 dinars. Un prix qui ne décourage nullement les amateurs qui savent fort bien que, quand on aime la grive, on ne compte pas ses sous. Le lendemain, nous rencontrons d'autres chasseurs à Tichykart. Située à Boudjellil, sur la rive droite de la Soummam, c'est une vallée couverte d'oliviers où grives et étourneaux abondent. A 11 heures, Moustache et son compère Bouhou, dit El Bouhtouri, viennent de relever, pour la deuxième fois, les pièges posés plus tôt dans la matinée. Une douzaine de grives au tableau de chasse. Dans la gibecière, il y a également un lièvre abattu ce matin. D'un coup de fusil adroit, Bouhou a expédié le malheureux Jeannot Lapin paître dans les vertes prairies réservées au peuple des grandes oreilles. Il s'agit de sa 19e victime depuis l'ouverture de la chasse, nous précise-t-il. Nous délaissons à regret nos deux chasseurs à midi, au moment fatidique où les braises du barbecue sont prêtes et les grives soigneusement plumées. Le surlendemain, rendez-vous est pris avec Lounis, un chômeur qui a fait de la chasse son gagne-pain. Le rituel, immuable, commence toujours par l'achat de l'alfa et de la glu à rats qui a remplacé la traditionnelle crêpe, ce latex de caoutchouc coagulé que l'on faisait fondre dans un récipient avant de l'appliquer sur l'alfa. Direction Tizi Tevladhine, un col très boisé et situé à près de 1000 m d'altitude au-dessus d'Ighil Ali. Nous délaissons notre véhicule sur le bas-côté de la route pour nous enfoncer dans la forêt où le pin règne en maître absolu. Le sol, fortement incliné de cette pinède où le timide soleil hivernal ne pénètre jamais, est extrêmement glissant.
Une opération minutieuse
Notre ami chasseur rejoint son coin habituel. Il faut dire que les chasseurs de grives sont comme les orpailleurs du Far-West, chacun a sa propre concession, son petit territoire, que personne ne songe à lui disputer. Première tâche de la journée, il faut faire du feu à l'aide de branches sèches pour apprêter l'alfa que l'on brûle légèrement par les deux bouts et n'en laisser que des tiges d'une trentaine de centimètres. Tout en s'affairant à appliquer sa glu dessus, Lounis, qui connaît tout des habitudes de la grive et des techniques de sa chasse, nous raconte dans le détail les mœurs des oiseaux et les ruses des hommes pour les attraper. Il découpe ensuite ses raquettes de cactus en petits dés, se saisit de sa besace et entreprend d'escalader l'arbre qu'il s'est choisi. La suite est affaire de doigté et de vision. Il fixe ses petits carrés de cactus au bout d'une branche et y plante trois ou quatre gluaux tendus vers différentes directions. C'est tout l'arbre qu'il faut piéger ainsi du sommet jusqu'à son milieu. Opération minutieuse qui demande des heures de travail perché à dix ou quinze mètres du sol. « Tu vois, il s'agit surtout de piéger ‘'thiggoura'', les ouvertures par lesquelles rentre la grive », me dit Lounis. Dès qu'une grive se pose, elle heurte des ailes une ou deux tiges, s'englue et tombe au sol comme un fruit bien mûr. Quelques-unes arrivent à se faufiler dans les fourrés et les sous-bois et à s'échapper. Celles-là contribueront à améliorer l'ordinaire des chacals qui sont presque aussi friands de grives que les Kabyles eux-mêmes. Vers quatorze heures, notre homme a fini de piéger trois arbres. Hassan, un autre amateur de gibier, est venu se joindre à nous. Un peu plus bas, on entend vociférer Madjid qui vient de se rendre compte qu'on lui a piqué tous ses pièges. Furieux, il jure ses grands dieux que s'il attrape le lascar qui lui a joué un aussi mauvais tour, il finira pendu haut et court au bout de la branche la plus haute qui puisse se trouver. Pendant qu'il entreprend de reposer ses gluaux sur le gigantesque arbre qui constitue sa concession, Saïd lance par intermittence des chapelets d'injures et des panoplies complètes de noms d'oiseaux plus ou moins exotiques à l'endroit du triste sire qui a réduit à néant son travail et qui lui a soufflé au passage les cinq ou six grives qu'il retrouve chaque matin habituellement sur « son lieu de travail ». De travail, il faut dire que Madjid n'en fait que ça. Chaque soir, il repart avec, au minimum, une trentaine de grives dans sa gibecière. Quelquefois plus. Son meilleur score reste jusqu'à présent 123 grives attrapées en une seule journée. A 50 dinars l'unité, il y a de quoi se remplir les poches et l'estomac. Madjid a un look de bushman. Veste militaire, godasses râpées, jean hyper crasseux et barbe d'une semaine qui lui mange le visage, ce montagnard aguerri connaît la forêt dans ses moindres recoins. C'est son deuxième foyer. L'après-midi est bien avancé quand, les pièges posés, tout le monde rejoint son poste de guet. Une petite hutte de branchages au pied d'un tronc d'arbre pour se mettre à l'affût et attendre que Dame grive veuille bien faire son apparition. Il fait un froid de canard et une pluie très fine commence à tomber. A 16 h, la forêt est comme pétrifiée par le froid et nous sommes transformés en statues de glace. Ne tenant plus, nous sortons chacun de notre tanière pour allumer un bon feu et nous réchauffer. En attendant l'heure où les grives remontent de la vallée pour aller faire dodo dans la forêt, on se raconte des histoires de chasses miraculeuses auprès d'un feu qui crépite joyeusement en lançant des étincelles. Une heure plus tard, extinction générale des feux et branle-bas de combat. Chacun rejoint son poste quand les premières grives arrivent enfin. Cette fois-ci, je suis hébergé chez Madjid le boucher. Sa hutte est spacieuse mais crasseuse. Lounis la surnomme « L'abattoir » vu le nombre d'oiseaux qui y ont péri. Les grives arrivent par vagues successives, mais à 18 heures, c'est la ruée. Elles sont des milliers à remonter ainsi pour se trouver un abri où passer la nuit. Chaque fois que l'une d'elles se pose dans l'arbre de notre trappeur, elle s'englue et chute lourdement au sol en lançant un piaillement de détresse. Madjid laisse faire. Il attend qu'il y en ait au moins quatre ou cinq par terre pour aller les chercher. D'autres restent accrochées aux branches. Au bout d'un moment, il se résout à escalader son arbre pour aller les décrocher. La forêt nous livre un spectacle fantasmagorique. Jeux d'ombres et de lumières, pluie et brouillard dans la pinède. Seules les silhouettes des grands arbres se découpent dans un ciel bas et lourd. Les mésanges se sont tues depuis que la nuit est tombée. Au loin, dans un ravin, les glapissements d'une meute de chacals se font entendre tandis que les pauvres grives continuent à se faire piéger. A 19 heures, il fait nuit noire quand les chasseurs décident de lever le camp. Madjid n'est pas du tout content. Seules 55 grives sont venues garnir sa besace. Mauvaise journée ! Le score de Lounis fait également pâle figure. Lui qui a l'habitude d'en attraper jusqu'à 40 n'affiche aujourd'hui qu'une dizaine au tableau de chasse. Sur le chemin du retour, nous rencontrons des cohortes de chasseurs à pied qui rentrent au bercail avec une gibecière plus ou moins remplie. Tous reviendront demain et après-demain et les jours suivants jusqu'à la fin de l'hiver et au départ des grives vers l'Europe. On vous le dit : entre les montagnards et les grives, c'est une longue histoire d'amour autour des olives.
Chasse gardée et tourisme cynégétique
Depuis la disparition des gardes-chasses, la pratique de la chasse, qui, chez nous, s'apparente beaucoup plus au braconnage, se fait de manière sauvage. Pratiquement personne aujourd'hui ne possède de permis de chasse. La confiscation par l'Etat des fusils de chasse, l'absence de munitions ont grandement contribué à limiter cette pratique tout en permettant à la faune de se revivifier dans toute sa diversité. Nos voisins marocains et tunisiens ont su tirer profit de cette ressource naturelle pour développer le tourisme cynégétique. Sangliers, cailles, grives, lièvres, perdrix, canards, le gibier abonde dans beaucoup de régions d'Algérie. Des zones cynégétiques peuvent être créées et gérées par les communes en aménageant des pistes, des campements, des cabanes, des points d'eau et autres commodités. Les ressources générées par l'activité peuvent servir au développement des communes tout en faisant en sorte que les quotas prélevés sur la nature puissent être contrôlés pour ne pas créer de déséquilibre écologique.


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