Si Boudjemaâ regrettait bien le déplacement de la cantine placée au-dessus des toits d´Alger pour un réfectoire plus grand situé dans un vaste rez-de-chaussée sorti au milieu d´un jardin entretenu soigneusement par une direction qui avait le souci du paraître. Mais cette nouvelle cantine avait beaucoup d´avantages, outre qu´elle pouvait abriter un nombre de travailleurs en constante augmentation, elle avait les cuisines qui n´étaient pas séparées du réfectoire que par l´étroit couloir du self-service. Cette transparence rassurait ceux qui venaient se restaurer, surtout qu´à la faveur du déménagement, un nouvel équipement étincelant avait été installé à la place des fourneaux et des marmites noircies par deux décennies d´usage. Mais Si Boudjemaâ finira par découvrir très vite, lui qui s´était lancé à corps perdu dans l´action syndicale, que le nouvel espace offert aux travailleurs allait être plus profitable. D´abord, cela leur permettait de rester plus longtemps à table et ils avaient ainsi le temps de deviner, dans une ambiance de décontraction absolue, autour d´un café et dans la fumée des cigarettes, des problèmes du moment. Il va de soi, et Si Boudjemaâ l´avait vu du premier regard, que la cantine était le lieu privilégié des rencontres: des amitiés se nouaient entre des employés des divers services où les liens tissés ailleurs s´y renforçaient. Il y avait même des idylles qui éclosaient, et pour les deux sexes, la cantine offrait le cadre idéal pour la parade amoureuse. Toute jeune personne qui apparaissait dans une nouvelle toilette provoquait des chuchotements chez ses consoeurs et rivales et tout éphèbe qui passait en roulant des mécaniques soulevait des commentaires d´une indiscrétion choquante: «Il était avec X...et maintenant il "sort" avec y...» Cela n´empêche pas le fait que des mariages ont été célébrés à la suite de fortuite rencontre autour d´un hachis Parmentier ou d´une purée de pois cassés. Cela était plus romantique qu´une union célébrée entre deux agents travaillant dans le même bureau au point que le couple fut surnommé M.Tampon et Madame Machine. Si Boudjemaâ sourit à cette évocation, son sourire se figea quand il se rappela les moments les plus durs, à l´occasion des conflits sociaux qui ont éclaté entre une direction peu encline à appliquer une législation du travail de progrès. D´ailleurs, Si Boudjemaâ n´arrivait pas à s´expliquer pourquoi un gouvernement qui pondait des textes d´avant-garde pouvait nommer des directeurs féodaux. Et la cantine allait résonner des prises de parole impromptues: un tribun à la voix de stentor monte sur une chaise et aussitôt, les fourchettes restent suspendues au-dessus des assiettes. Un silence religieux s´installe et la déclaration tombe avec une intensité dramatique qui tranche avec le vacarme assourdissant qui prévalait quelques minutes auparavant. Et cette cantine allait connaître tous les événements qui ponctueront les trois décennies que Si Boudjemaâ vivra. Ses baies vitrées résonneront des colères et des indignations des travailleurs, des cris de joie, des applaudissements et des protestations qui fuseront lors des réunions officielles ou improvisées. La cantine allait être le véritable forum pour une démocratie syndicale balbutiante.