Nous écoutions le militaire français avec des yeux grands comme des soucoupes. Le jeune instituteur, qui semblait être à sa première année au «bled», écoutait attentivement en hochant la tête et le soldat parlait avec véhémence, d´un ton sûr et donnait force détails sur leur système de défense. Un instituteur plus ancien se rapprocha d´un air détaché de notre groupe pour écouter les rodomontades du matamore. Un léger sourire étendu d´un soupçon d´incrédulité animait son visage sanguin. Le jeune novice demanda au militaire: «Vous avez les moyens de repousser une attaque? - Et comment! Nous avons assez d´armes et de munitions pour repousser des milliers d´assaillants...» Le vieil instituteur avait écouté d´un air narquois l´exposé du jeune appelé puis il nous enjoignit de nous mettre en rang pour entrer en classe. Il ne s´empêcha pas de nous murmurer à l´oreille que le militaire exagérait beaucoup et qu´il comptait sur nous pour répéter ses fanfaronnades à la maison. Sans avoir prononcé le mot de propagande, nous avions compris. Nous avions surtout compris que ce brave instituteur, sévère et ferme mais avec la main sur le coeur, était du côté des indigènes. Nous l´admirions beaucoup malgré une fermeté qui cachait une indulgence infinie. Je l´admirais surtout parce que je l´avais vu un matin où il neigeait, sortir en short, torse nu, avalant goulûment un copieux sandwich au jambon. Nous qui tremblions dans nos manteaux ou dans nos burnous, nous ne comprenions pas comment il pouvait résister à un tel froid. Il faut dire que nous étions loin de douter, à l´époque, qu´avant de sortir en plein air, il avait dû prendre une bonne rasade de cette boisson rouge honnie qui devait être un bon chauffage ventral. Le brave instituteur continua encore une année de plus avec nous: c´était lui qui prit en charge les rares élèves qui venaient à l´école durant l´année où nous étions censés observer une grève du cartable décidée par le FLN. Bien que les autorités militaires qui avaient pris le contrôle de la mairie aient décidé de couper les allocations familiales à toutes les familles qui rechignaient à envoyer leurs enfants à l´école. Devant l´inflexibilité des parents, les autorités militaires avaient organisé des patrouilles qui, chaque matin, de bonne heure, allaient cueillir les enfants au saut du lit pour les convoyer vers l´école. C´était d´ailleurs l´occasion pour nous, écoliers, d´avoir des contacts avec ces jeunes appelés débonnaires mais sensibles à la propagande menée au sein de l´armée: ils ne comprenaient pas pourquoi les «fellouses» interdisaient à de petits enfants d´aller à l´école où était dispensée une chose essentielle qui était l´éducation. Mais nous, nous ne l´entendions pas de cette oreille: c´était à qui se ferait prendre le moins souvent par les militaires à qui nous faussions facilement compagnie dans les ruelles tortueuses du village. Mais les adultes nous interdisaient de prendre la fuite: cela pourrait occasionner un incident grave. C´est ce qui a failli se produire un matin quand, avec un voisin, nous prîmes la clé des champs au petit matin: arrivé au carrefour où le sentier rencontre la route nationale, mon ami s´arrêta pour lacer ses chaussures. C´est à ce moment-là que déboucha la patrouille. Sans réfléchir, je me mis à traverser la route en courant. J´entendis un cliquetis de mitraillette qu´on armait et mon ami qui criait: «Ne tirez pas! Ne tirez pas! C´est un fou!» La peur me donnait des ailes: je bondis vers le petit ravin que je sautai allègrement sans sentir les ronces qui me giflaient au passage puis je me couchai, le coeur battant à rompre, parmi les hautes herbes.