Une bataille de chefs se prépare entre Ghannouchi (au centre) et le représentant des so-cio-démocrates et des «modernistes», Chebbi (à gauche) et Ben Jaâfar (à droite) Les Tunisiens éliront demain leur Assemblée constituante. Un jour historique pour ce pays de petite taille aux 12 millions d'habitants. Grands favoris de ce premier scrutin libre, les islamistes d'Ennahdha veulent prouver la possibilité d'une alchimie fructueuse entre Islam et démocratie. En outre, les islamistes eux-mêmes ont changé. Mais une chose est certaine, Ennahda, comme l'ex-FIS hier en Algérie, veut le pouvoir. Il sera très probablement, dimanche soir, le premier parti tunisien. A gauche, les inquiétudes montent sur une éventuelle remise en question des acquis modernistes arrachés de haute lutte. Berceau du Printemps arabe, la Tunisie sera aussi la première à se rendre aux urnes, demain, pour élire une Assemblée constituante chargée de rédiger la Constitution qui doit institutionnaliser les acquis du soulèvement populaire contre le régime de Zine el Abidine Ben Ali. Après une longue période de disette démocratique, le menu s'annonce copieux: près de 11.000 candidats, répartis sur plus de 1500 listes et 27 circonscriptions, s'affronteront pour décrocher les 217 sièges en jeu. Mais le débat s'est exclusivement concentré depuis le début de la campagne électorale autour d'une seule formation politique: Ennahda. Les récentes manifestations violentes devant la chaîne de télévision privée Nessma après la diffusion du film «Persépolis» et l'agression présumée du doyen de la faculté de Sousse après son refus d'inscrire deux jeunes filles portant le niqab ont déchaîné encore plus les passions et renforcé la bipolarisation du débat politique entre des islamistes endurcis et des progressistes impénitents. Pour l'historien Alaya Allani, le parti islamiste est sorti vainqueur de ces événements. «Ennahda est le premier bénéficiaire du débat imposé sur l'identité religieuse, même si la violence extrémiste suscite la crainte et la méfiance», estime-t-il. Déjà, fin septembre dernier, les sondages autorisés, plaçaient Ennahda en tête des intentions de vote, avec entre 20 et 30% des suffrages. Ce parti bénéficie notamment d'un capital de sympathie dû à son opposition frontale au régime de Ben Ali. La formation islamiste, qui apparaît comme la mieux structurée, devrait également profiter de la situation sociale du pays et du regain de religiosité. «Ennahda n'offre pas réellement d'alternative politique mais attire une jeunesse en mal de repères, abreuvée depuis des années par les chaînes satellitaires du Golfe qui ont préparé les consciences au discours religieux», ajoute l'islamologue Amel Grami. Dans son programme, le mouvement fondé au début des années 80 par Rached Ghannouchi, préconise la construction d'«un régime démocratique basé sur les valeurs de l'islam». Il s'engage aussi à «garantir la liberté de croyance et de pensée» et à «préserver les acquis de la femme tunisienne», qui jouit d'un des statuts les plus avancés dans le monde arabo-musulman. Parti interdit sous l'ancien régime, Ennahda se dit désormais plus proche de l'AKP, le parti islamo-conservateur turc, que des barbus de l'ex- Front islamique du salut. «Notre parti s'est toujours déclaré être opposé à l'instauration d'un Etat théocratique. Nous nous réclamons ouvertement du modèle turc où la liberté religieuse, la liberté de conscience et de choix sont garanties et protégées. La liberté est pour nous une valeur essentielle», assure Rached Ghannouchi, le chef historique du parti rentré fin janvier en Tunisie après vingt ans d'exil en Grande-Bretagne. «Jugez-nous sur nos actes et nos propositions, pas sur des présomptions», martèle, de son côté, Ali Laârayedh, membre fondateur du mouvement. Double discours ou véritable changement idéologique? Il est trop tôt pour le savoir. Une chose est, toutefois, sûre: le parti islamiste tunisien suscite de nombreuses craintes dans les milieux laïcs. Ses détracteurs l'accusent de tenir un «double discours», officiellement modéré mais réactionnaire à la base. «Pendant qu'ils affichent une certaine modération dans leurs programmes et dans les médias, les islamistes d'Ennadha diffusent un tout autre discours dans les mosquées où ils appellent au retour de la polygamie et au meurtre des laïcs», s'inquiète la blogueuse Lina Ben Mhenni, qui a relayé les premières manifestations contre le régime de Ben Ali sur les réseaux sociaux. «Aujourd'hui en Tunisie, il y a une mouvance moderniste qui cherche à renforcer les libertés et les valeurs progressistes. Il y a une seconde mouvance qui souhaite utiliser les sentiments religieux du peuple et qui tente d'imposer un certain contrôle et un mode de vie bien spécifique», ajoute, Ahmed Brahim, premier secrétaire d'Ettajdid, noyau dur du Pôle démocratique moderniste (PDM), une coalition regroupant quelques petits partis de gauche. Mais la majorité des autres grandes formations progressistes, en l'occurrence le Forum démocratique pour le travail et les libertés (Fdtl), le Congrès pour la République (CPR) et le Parti Ouvrier Communiste Tunisien (Poct), ne voient pas les choses sous ce même angle. Le secrétaire général du Fdtl (Ettakatol), Mustapha Ben Jaâfer, a appelé mercredi à la formation d'un «gouvernement d'intérêt national» composé des forces politiques qui auront un grand poids au sein de la future Assemblée constituante, mettant en garde contre «une dangereuse bipolarisation du débat entre islamistes et modernistes». Ces déclarations ouvrent théoriquement la voie à des éventuelles alliances post-électorales entre Ennahda et de nombreuses formations se réclamant de la mouvance progressiste. Reste désormais à ce que le mouvement islamiste prouve sur le terrain sa conversion à la démocratie...