Le soulèvement fut téléguidé de l'extérieur par des puissances étrangères «Le meilleur moyen de contrôler une révolution, c'est de la provoquer soi-même» Machiavel (Le Prince) Après plus d'un an, la scène arabe n'a pas vu, au grand dam des Occidentaux, une mise au net du fonctionnement «démocratique» des régimes arabes. Souvenons-nous, l'Occident qui continue toujours à vouloir dicter la norme a, au départ, donné un qualificatif en désignant sous forme de saison ou de types des fleurs les soulèvements, voire des jacqueries çà et là dans le monde. Cela a commencé il y a près de quatre décennies avec le printemps de Prague en 1968 avec le zoom sur Dubcek. Alternant avec les fleurs, ce fut la révolution des oeillets, ensuite la révolution orange en Ukraine après la chute de l'empire soviétique. Pour faire court, les Occidentaux ont été pris de court, ils avaient la certitude que les tyrans arabes qu'ils avaient adoubés allaient durer 1000 ans et leur permettre ce faisant de saigner à blanc et à distance -néocolonialisme ou postcolonialisme- aidant les peuples arabes harassés et rendus fatalistes par des clergés leur ânonnant le sacrilège de se révolter contre le chef au nom du danger de la fitna. La France, à titre d'exemple, a promis d'abord à Ben Ali des armes antiémeute pour mater son peuple, ensuite, il y eut un revirement. Les Américains ont pris aussi le train en marche en Egypte et les réseaux sociaux de mobilisation financés et adoubés par les Etats-Unis ont fait précipiter la chute des tyrans. Décryptant la symbolique de ces révolutions qui ont jailli du néant et sous la plume d'un Collectif d'intellectuels, nous lisons: «Ce manque s'accompagne d'un étrange nihilisme interprétatif qui, dans sa version la plus «radicale», «la révolte tire d'elle-même sa vérité, elle met en échec la pensée conceptuelle, elle échappe à toutes les théories qui voudraient fixer son sens» puisque, nous dit-on, en citant le Maître, «´´l'homme qui se lève est finalement sans explication´´ disait M.Foucault». (...) Personne ne se demande franchement ce qui est véritablement en train de se passer dans les sociétés arabes. Soit on se borne à s'incliner devant l' «incompréhensible» prétendument inhérent à toute révolte - celle-ci ne valant que pour elle-même en tant que seul espace éphémère de liberté possible - soit on glorifie les soulèvements dans un cadre «droits-de-l'hommiste» qui considère l'apparition d'un tel mouvement comme allant de soi, et sa convergence vers le modèle occidental comme inéluctable.(1) Le Collectif va plus loin, il pointe du doigt encore une fois, le mimétisme ravageur des élites arabes, pour qui l'horizon indépassable est le modèle occidental. «Or, dans tous les cas, on ne fait pas autre chose que projeter sur les peuples insurgés nos propres faiblesses politiques, notre propre incapacité à réfléchir aux évolutions politiques. (...) Quel bilan du printemps arabe? Le cas de l'Algérie De ce point de vue, la rhétorique sur la «révolution Facebook» - ou, pis encore, sur la «révolution 2.0» - constitue l'expression la plus plate et la plus ridicule de cette faiblesse intellectuelle. On sépare arbitrairement un domaine de la technologie (les «réseaux sociaux» électroniques) du reste de la réalité sociale et on le transforme en moteur secret qui détermine la volonté politique des gens (...) Il s'agit, bien évidemment, d'une démagogie qui sert justement à éluder la question proprement politique en permettant de rabattre les mouvements de révoltes sur la technologie occidentale, et de faire une apologie technophile. (...) on critique Ben Ali, on critique Moubarak, on les chasse du pouvoir, mais on a un peu de mal à attaquer aussi les institutions (politiques, sociales, etc.) qui ont consolidé leur règne, même si ce mouvement existe et perdure, du moins dans certains milieux. Plus difficile encore semble être la critique du type même d'institution qui favorise de tels pouvoirs.» (1) Dans la théorie des dominos que pensaient mettre ou encourager les Occidentaux, il paraissait inéluctable que l'Algérie bascule et «connaisse son printemps». Certes, en Tunisie il y eut une jacquerie, et une révolte du pain et pour la dignité que certains intellectuels (les) tunisiens prenant le train en marche à demeure ou à distance en France, ont parlé d'une quasi-révolution à la française dans le plus pur suivisme allant jusqu'à comparer le départ en avion de Ben Ali à la fuite du roi Louis XVI à Varenne. Certes, il y eut le feuilleton tragique de Kadhafi avec son lynchage, l'attaque de Saleh et son départ, mais l'Algérie ne bougeait pas, les manifestations dites du pain et de l'huile furent rapidement jugulées avec la rente, les salaires furent augmentés, l'état d'urgence levé. Et un an plus tard, des élections propres et honnêtes eurent lieu sous les regards de la Communauté internationale. Hervé Bourges interrogé par le journal tente d'expliquer aux Occidentaux et à nos frères arabes frustrés du fait que «ça ne saigne pas en Algérie» en disant que l'Algérie a connu plusieurs épisodes tout aussi tragiques les uns que les autres, l'avant-dernier en date fut celui d'octobre 1988, il y eut plus de 600 morts autant que les révolutions du jasmin tunisien et du narguilé égyptien... Le dernier épisode fut encore plus tragique avec près de 200.000 morts, des dizaines de milliers et de traumatisés à vie, une fuite des cerveaux, et des dégâts évalués à plus de 20 milliards de dollars. Ce qui reste des printemps arabes Qui dit mieux? Quand l'Algérie s'égosillait seule dans le désert, personne ne lui a tendu la main. Il a fallu attendre les attaques du WTC à New York en septembre 2001 pour que le l'Occident découvre le terrorisme. Hervé Bourges écrit: «(...) l'Algérie a connu son printemps arabe, c'était en 1988. C'était extraordinaire. La libération de la parole, la libération de la presse, la libération de la justice et de la société civile. Le FIS (Front islamique du salut), vainqueur dans des élections libres et transparentes. Les fondamentalistes sont arrivés au pouvoir. Et je pense que les Algériens n'ont pas envie que le scénario se répète. Pour eux, le printemps arabe, c'est aujourd'hui une Egypte qui s'appauvrit, le Maroc et la Tunisie en passe de se retrouver dans le giron des islamistes, une Libye dépecée. Les Algériens, y compris les jeunes, préfèrent une situation comme celle-là, avec un Bouteflika qui, contrairement aux apparences, est populaire. Les gens du peuple sont pro-Bouteflika, même s'ils réclament une ouverture politique du régime. Bouteflika n'est pas un dictateur. En Algérie, vous avez une presse libre. Le changement viendra en Algérie sans que cela prenne la même allure que dans les autres pays». Expliquant la frustration occidentale du non-chaos en Algérie, Hervé Bourges écrit: «L'Algérie n'est jamais là où on l'attend. Une fois de plus les médias occidentaux se sont trompés. L'Algérie continue de prouver son originalité. Les gens ont joué le parti qui existe depuis l'Indépendance. Un parti qui devra malgré tout se réformer. Les Algériens ne sont pas fous. Ils ont vécu des années de terreur noire. Ils veulent des réformes tout en restant attachés à leurs valeurs. La société algérienne n'est pas une société fondamentaliste. Bouteflika a eu des paroles justes concernant le changement nécessaire de génération. Le FLN devra se renouveler s'il veut s'ouvrir aux jeunes. (...) L'Algérie est un acteur essentiel et incontournable de la lutte contre le terrorisme dans le Sahel. Là comme ailleurs, elle doit devenir un vrai partenaire d'une France s'étant débarrassée des oripeaux du colonialisme».(2) «Peut-on tirer, écrit Robert Bibeau, un bilan précis et concis de ce vaste mouvement populaire qui a nom le «Printemps arabe» (2011-2012)? Oui, certainement. Philosophes, journalistes, politiciens de droite comme de gauche, experts de tout poil et analystes arabophiles comme arabophobes, tous tentent de présenter un bilan de ce mouvement diachronique. (...) Il n'y a pas eu 'un'' mais plusieurs «Printemps arabe», c'est-à-dire que le «Printemps arabe» s'est déroulé selon quelques scénarios différents, parfois issu de soulèvements spontanés, comme un cri de révolte d'un peuple pressuré, désoeuvré, affamé. Parfois, le soulèvement fut téléguidé de l'extérieur par des puissances étrangères qui utilisaient la grogne populaire pour l'endiguer, l'orienter et se servir des révoltés comme chair à canon dans leurs desseins de soumission, de règlement de comptes inter-impérialiste visant à changer la garde au pouvoir dans un pays ou dans un autre, les dirigeants en place étant trop discrédités pour donner le change et rassembler la population autour de leur projet compradore (Ben Ali, Moubarak, Saleh). Dans le cas de la Libye, le soulèvement fomenté et dirigé de l'extérieur du pays a servi à arracher un pays des griffes d'une puissance impérialiste pour mieux le placer sous la coupe de ses nouveaux maîtres; le peuple libyen n'a nullement bénéficié de ce vent de fronde et de cette jacquerie manipulée et aujourd'hui il souffre sous la coupe de chefs de clans, de mercenaires et d'affidés réactionnaires placés là par leurs maîtres dont l'un (Sarkozy) vient de recevoir son congé du peuple français déprimé.» (3) Pour Bibeau les grands perdants sont les jeunes contrairement à la bourgeoisie qui s'adapte:«(...) Les jeunes étudiants et chômeurs militants, ceux qui ont amorcé le mouvement du «Printemps arabe», ont bien compris que, laissés à eux-mêmes sur les réseaux sociaux, sans orientation idéologique révolutionnaire, assujettis aux manipulations médiatiques de la grande bourgeoise nationale et internationale et de la moyenne bourgeoisie locale, ils ne pouvaient aller très loin. (...) La petite et la moyenne bourgeoisies sont donc menacées d'éradication tout comme leurs cousins dans les pays du Nord. Le «Printemps arabe» leur a permis de multiplier les partis politiques bourgeois et «d'assainir» les moeurs électorales locales, de les rendre presque conformes au modèle occidental. En Egypte, en Tunisie, au Yémen, en Libye, au Maroc, en Jordanie, suite aux réformes électorales promises, les multiples partis politiques de la petite et de la moyenne bourgeoisies de droite comme de gauche espèrent avoir désormais accès à l'assiette au beurre, soit par le jeu d'alternance des partis au pouvoir, soit que les nouveaux chefs d'Etat devront, pour gouverner, s'appuyer sur des coalitions de partis où ils espèrent que leur poulain trouvera sa niche et ses bakchichs. En Syrie, l'insurrection téléguidée depuis Paris, Londres, Berlin, Washington, Riyadh et Doha ayant échoué, la réforme annoncée ne permettra peut-être pas l'alternance tant souhaitée. L'assiette au beurre risque de demeurer entre les mains de la dynastie Assad; cela ne concerne que le peuple syrien et pas du tout les mercenaires payés par les royaumes du Qatar et d'Arabie Saoudite infiltrés dans le pays pour y fomenter agitation armée et assassinats, meurtres et crimes de guerre terroristes (...)(...) La guerre d'Iran, si elle a lieu finalement, mettra aux prises le géant impérialiste militaire américain sur son déclin contre le géant chinois ascendant et son allié russe nucléarisé et en cours de reconstruction. (3) Comment les Arabes en sont arrivés à être englués dans les temps morts? Pour Georges Corm décrivant la décadence arabe, nous sommes en face de deux thèses et on trouve des penseurs arabes dans les deux camps. Il y a d'abord la thèse anthropologique essentialiste qui est une thèse d'autoflagellation soutenant que nous avons en nous-mêmes des défauts depuis l'Antiquité, notamment le tribalisme, ou que nous avons une vision étriquée de la religion qui n'est pas ouverte et tolérante; et donc le problème est chez nous et pas dans les agressions extérieures. Cela fait des années que je rejette cette thèse. Il y a des causes historiques et objectives à la décadence actuelle, que nous avons peu étudiée. (...)De même qu'on a voulu faire du libéralisme de la grande période du début du XXe siècle, y compris du libéralisme des grand oulémas d'Al Azhar, un produit de la pensée européenne. C'est faux. Nous avons importé des problématiques philosophiques européennes sans aucun esprit critique, sans filtre. Ces problématiques sont pertinentes pour l'Europe car elles reposent sur les problèmes de l'histoire européenne».(4) Une nouvelle Nahda? Pour Georges Corm, il ne faut pas singer l'Occident: «Les problèmes du Monde arabe sont différents. Aussi, importer des problématiques nous amène aux aberrations que je dénonce. C'est pour cela que j'appelle au rétablissement d'une autonomie de la pensée arabe. Cette pensée doit se tenir sur ses pieds, cesser d'être focalisée, ou dans la haine, ou dans l'admiration de la culture européenne et s'intéresser aux Japonais, aux Chinois et aux Coréens pour savoir comment ils s'en sortent. Qu'elle aille regarder ailleurs! Je ne crois pas qu'on soit fatigué de ce dialogue inutile avec la pensée européenne. (...)Aujourd'hui, on est tombé dans la passion, positive ou négative. Il y a les démocrates béats et des islamistes béats. Il n'y a pas de pensée critique. Cela peut être lié au système scolaire et à l'importation de programmes de sciences humaines prêts à l'emploi. On a remplacé Ibn Khaldoun par Max Weber. Pour moi c'est terrible, car j'ai une opinion négative de Weber. Il est le cristallisateur du narcissisme européen et protestant. On a remplacé les grands philosophes Ibn Rochd et Ibn Sina par Hegel. On a oublié Tahtaoui. C'est aberrant! (...) Il y a eu des ouléma d'Al Azhar, Ibn Badis, Kheireddine El Tounsi. Les ouléma étaient dix fois plus radicaux et courageux - dont Ali Abderrazak, Ahmed Amine et Mohamed Abdoh - que des chrétiens tels que Khalil Djibrane, qui sont tombés dans le piège de l'opposition d'un Orient matérialiste à un Orient mystique et religieux. Il y a des ouvrages qui sont devenus des livres de référence, à l'image de Al Mouthakafioun al Arab ouel Gharb (les Intellectuels arabes et l'Occident) de Hicham Charabi dont la thèse ne tient pas la route. Selon lui, les chrétiens arabes sont plus proches de l'Occident parce qu'ils sont chrétiens, alors que les musulmans résistent à l'occidentalisation. L'indépendance de l'esprit arabe a été kidnappée par la culture orientaliste européenne. (...) Après tout, Arabes et Berbères, Arabes et Kurdes ont vécu en symbiose pendant des siècles. Nous avons importé les problématiques minorité/majorité que la géopolitique a employées pour démanteler l'Empire ottoman. Cela est éclatant en Irak: Kurdes-Arabes, Turkmènes-Arabes, chiites-sunnites, etc. (...)»(4) Les défis d'aujourd'hui sont la science et la technique, et pas la métaphysique. Avec Al Mawdoudi et Sayad Kotb, on nous a plongés dans la métaphysique (...) Actuellement, on vit une forme d'inquisition et nous avons complètement oublié ce que nous avons été du temps des Abbassides. Nous étions ouverts sur toutes les cultures. C'était l'âge d'or. Nous étions producteurs des sciences. Nous n'avons plus d'intellectuels arabes. Il en existe des milliers qui écrivent des articles dans la grande presse panarabe et qui sont au service de tel ou tel régime arabe, qui surfent sur une vague islamiste ou sur une vague pro-occidentale». Tout est dit, le dialogue est inutile avec l'Occident tant qu'on n'aura pas fait notre remise en ordre. * Ecole nationale polytechnique 1. Collectif 11 mai 2011 http://www.magmaweb.fr/spip/spip.php?article490=en 2. Hervé Bourges: «L'Algérie n'est pas une société fondamentaliste» Slateafrique mai 2012 3. Robert Bibeau. http://les7duquebec.com/ 2012/05/23/le-printemps-arabe-bilan-dun-avortement/ 4. Fayçal Métaoui: Interview de Georges Corm. Sila Alger 2011