Quelle est la place des intellectuels dans les sociétés arabes? L'intervention du président Abdelaziz Bouteflika devant les participants au 22e congrès des écrivains et hommes de lettres arabes nous renvoie, comme par un effet boomerang plus que par un effet miroir, l'image déformée d'une oumma déstructurée qui n'arrive pas à retrouver ses repères. Avant d'entrer dans le vif du sujet, demandons (nous) ce qu'il faut entendre par le terme «intellectuel»? Il faut d'abord préciser qu'on peut écrire des romans ou des nouvelles, publier des livres, noircir du papier dans un journal sans se prendre pour un intellectuel, sans être considéré comme tel. A l'opposé, un syndicaliste, un chanteur engagé, un acteur, un militant associatif peut prétendre au titre d'intellectuel s'il défend des idées et s'il inscrit son combat dans un cadre cohérent qui correspond à la réalisation de ce qu'il croit être son idéal. Et là, on peut être un intellectuel de droite, de gauche, de quelque autre bord que ce soit, mais jamais un intellectuel fasciste. Si le combat n'est pas noble, on ne peut mériter le titre d'intellectuel. C'est normal. Cela dit, le président Abdelaziz Bouteflika a-t-il (eu) raison de stigmatiser, en des termes à peine voilées, «le silence coupable des écrivains arabes face au drame qui a frappé notre pays de plein fouet lors de la dernière décennie»? Remarque importante: ce n'est un secret pour personne que les unions des écrivains des pays arabes sont des organisations satellites du pouvoir, et qui ne font généralement que répercuter le discours officiel de ceux qui les financent et les parrainent. Une organisation peut-elle mordre la main qui la nourrit? Dans ces conditions, faire le procès des écrivains arabes affiliés à ces organisations, revient tout simplement à faire le procès des gouvernements arabes eux-mêmes. Quant à ces derniers, ils ne voyaient pas d'un bon oeil une expérience démocratique en Algérie, une expérience qui risquait de faire tache d'huile et de faire tomber les régimes arabes comme dans un jeu de dominos. Les vrais écrivains et intellectuels sont tenus éloignés de ces organisations croupions. Ils sont marginalisés, censurés, parfois mis au chômage, quand ils ne sont pas jetés en cellule ou exilés, alors que les écrivaillons et autres rimailleurs pullulent dans les allées du pouvoir, distillant leurs louanges et leurs panégyriques, pompant les subventions et les subsides des pouvoirs en place. L'Algérie, hélas ! ne fait pas exception à cette règle qui a cours dans les pays arabes. Pourquoi a-t-il fallu attendre plus de quarante ans après l'indépendance pour voir un président de la République rendre un hommage mérité à l'un des génies de la littérature universelle, à savoir Mohamed Dib? L'union des écrivains égyptiens a-t-elle jamais pondu une condamnation de l'assassinat de Fareg Fouda, le coup de poignard donné à Naguib Mahfoud, prix Nobel de littérature? Et que faut-il penser de la fetwa qui a demandé à Nasser Hamed de renier ses écrits, le forçant à l'exil, ou de cette fetwa qui exige la répudiation de Nawal Sadaoui? L'union des écrivains algériens a-t-elle jamais pondu un communiqué condamnant les assassinats des écrivains comme Tahar Djaout ou Youcef Sebti? Celui des hommes de théâtre comme Alloula ou Medjoubi? La régression du monde arabo-musulman a commencé avec l'assassinat du penseur Ibn Rochd, précédé de celui du poète Al Moutanabi. Pour l'époque moderne, la tragédie de l'intellectuel arabe ou musulman a commencé avec la fetwa édictée par l'ayatollah Khomeyni contre l'écrivain britannique Salman Raushdie. Quelle que soit l'appréciation que l'on peut porter sur le livre de Salman Rushdie, les Versets sataniques, il eût été plus judicieux de combattre cet écrit par des écrits, de démonter des idées par d'autres idées, au lieu d'en appeler au meurtre. Malheureusement, on n'a pas rendu service à l'islam. Au contraire, aux yeux du monde entier, on a donné de lui l'image d'une religion intolérante, voire obscurantiste, tout en ouvrant une ère d'instabilité sanglante au sein des sociétés arabes, qui s'est traduite par une décennie d'assassinats terroristes, allant parfois jusqu'au génocide. Il est facile de s'en prendre à l'intellectuel arabe devant un parterre d'écrivaillons qui ont usurpé ce titre, ou peut-être qui ne le revendiquent pas du tout, qui sait? Le général de Gaulle avait dit: «On n'enferme pas Voltaire.» Cela ne semble pas être la philosophie des régimes arabes.