Une vue du massacre de Sétif, 8 mai 1945 Le 8 mai 1945, le jour même de la victoire alliée sur le nazisme, de violentes émeutes éclatent à Sétif et dans plusieurs villes et villages, en Algérie. Aujourd'hui, mercredi 8 mai 2013, il y a 68 ans, le mardi 8 mai 1945, en réponse à une démonstration populaire de faire du 8 mai, jour de l'armistice, un jour d'espoir d'indépendance, la milice, la police et l'armée de la colonisation massacrent des populations algériennes (*). Des «manifestations massives mais pacifiques», organisées par les militants nationalistes algériens (tous partis politiques confondus), sont contrariées par la violence militaire du système colonial «même dans des régions où ne s'est produit aucun incident», note H. Benazet dans L'Afrique française en danger, Paris, 1947, p. 52. L'information court, folle, angoissante, désespérante, scandaleuse, révoltante «à travers tout le pays, écrit Redouane Aïnad-Tabet dans son utile ouvrage (*), en Kabylie, comme en Oranie, dans l'Algérois jusqu'à Bou-Saada [en passant par ma ville natale Soûr El Ghouzlâne (K. M'H.)], comme à l'Est jusqu'à Khenchella, Batna et Biskra». Le deuil est soudain dans des milliers de foyers d'Algériens où l'on s'organise déjà pour des réjouissances en attendant l'annonce d'une prochaine autonomie qui aboutirait à l'indépendance nationale!... Or les différentes forces politiques françaises en France et en Algérie, y compris le mouvement nationaliste algérien, en présence contre l'Allemagne hitlérienne, ont indifféremment interprété, chacun pour soi, les événements du 8 mai 1945. Un fossé d'horreur et de sang Commencée avec le défilé à Sétif, l'insurrection s'étend à des villes voisines Guelma, Kherrata, Annaba - en réalité, à presque tout l'Est algérien - et a suscité des mouvements nationalistes de protestations dans toute l'Algérie. La presse de l'époque a relevé que cette insurrection a, en quelques jours, fait 103 morts dans la population européenne et que la répression a été d'une extrême brutalité. L'aviation elle-même, appui militaire de la colonisation, est requise pour bombarder les zones insurgées. On a pilonné les Babors et plusieurs villages de la région de Guelma. Officiellement, on déclare 1.500 morts parmi les musulmans, mais on parle partout de 8.000 à 20.000. Après la bataille, le relais de la répression est pris par les tribunaux qui ordonnent 28 exécutions et une soixantaine de longues incarcérations. Le drame, de 45.000 morts ou disparus algériens, passe inaperçu, - l'opinion «métropolitaine» ayant, le même jour, la tête ailleurs du fait de la capitulation de l'Allemagne. Au reste, ainsi que l'écrit l'historien Gilbert Meynier: «Quels que soient les chiffres que l'on retienne, il est avéré que la répression fit plusieurs milliers de victimes. L'horreur marqua à vif le peuple algérien. Dès lors, rien ne fut comme avant. [...] Le fossé d'horreur et de sang faisait remonter à la mémoire aux hécatombes de la conquête, à un autre temps donc, alors qu'on était au milieu du xxe siècle, au lendemain d'une guerre qui avait abattu le nazisme. Ce nazisme que les Algériens avaient concouru à extirper (Histoire intérieure du FLN, 1954-1962, pp 67-68).» Les chercheurs sont unanimes: l'administration coloniale était préparée au choc, au besoin en le provoquant, et désirait elle-même vider l'abcès par une féroce et rapide répression. De plus, ceci est attesté par les différentes déclarations de personnalités connues comme étant des «ultra» colonialistes. D'autre part, pris de vitesse dans une course politique algérienne, où les mouvements nationalistes sont soutenus par les populations musulmanes, le quotidien communiste L'Humanité assure que les émeutiers seraient des sympathisants nazis! Par contre, les observateurs éclairés dénoncent les rumeurs qu'une organisation paramilitaire nationaliste aurait circulé sur l'imminence d'un jour J. «Il n'y a pas de mot d'ordre d'insurrection, mais dans certaines régions, les militants ont eu comme directive de s'armer et de riposter en cas d'attaque de police. En Oranie, la directive en ce sens a été donnée le 7 mai à la direction fédérale (M. Harbi).» À la question: y avait-il un mot d'ordre du P.P.A. (Parti du Peuple Algérien) ou des A.M.L. (Amis du Manifeste et de la Liberté) pour préparer une insurrection? Abdelhamid Benzine répond: «On avait reçu des directives pour défiler le 8 mai 1945, préparer le défilé, sortir les drapeaux, revendiquer l'indépendance du pays. Jamais je n'avais entendu parler d'insurrection.» Mais comme «L'histoire nationale est aussi une histoire sociale (René Gallissot)», il est sûr que «les événements tragiques du 8 mai 1945 viennent en quelque sorte «déranger»» le programme du Conseil National de la Résistance française à Alger «sur l'accentuation de «l'effort de guerre» pour la libération de la France et sa reconstruction.» De fait, ces événements tragiques sont aussi «analysés par les dirigeants de la CGT, mais également par les communistes et les socialistes, plus en fonction des intérêts de la «France Nouvelle» qu'ils menaceraient, qu'à la lumière des réalités coloniales algériennes (Nora Benallègue-Chaouïa).» L'histoire pour l'Histoire Et dire que les émeutes de Sétif consacrent la rupture définitive entre les musulmans et les colons d'Algérie et annoncent la guerre d'Algérie, n'est alors pas un euphémisme. Aussi, raisonnablement, doit-on dire avec Radouane Ainad-Tabet: «Le 8 mai 1945 est une des dernières résistances politico-militaires à la colonisation et à l'oppression; il s'inscrit en droite ligne dans la longue série de soulèvements du peuple algérien, de révoltes, d'insurrections - plus d'une vingtaine depuis l'occupation de son territoire en 1830 - faisant ainsi de sa résistance multiforme, une résistance permanente.» Ensuite, un silence franc, réfléchi va désormais s'installer dans les villes et les campagnes... Dans sa préface au livre Le 8 mai 1945 en Algérie de Radouane Ainad-Tabet et qui est l'un des rares ouvrages algériens ayant pu reconstituer avec précision et objectivité les événements tragiques de cette époque, Abdelkader Djeghloul a une belle et juste réflexion. Il écrit: «Le silence n'est plus le silence de la soumission, mais le silence de l'attente, le silence de la clandestinité où le nouveau sujet historique se libère des scories du passé et forge les armes aptes à mettre en échec la puissance coloniale, aptes à pratiquer de manière efficiente l'inéluctable dialectique de la violence. C'est ce silence qui prépare le 1er Novembre 1954. D'une certaine manière, le 8 Mai 1945 en fut la répétition générale. À ce titre, il appartient davantage peut-être que d'autres moments plus glorieux à notre patrimoine. Il continue à vivre en nous comme une enfance tragique.» 1945-1954: près de dix ans de réflexion de politique durant lesquels les militants nationalistes algériens construisent leur rêve algérien, un rendez-vous fixé par l'histoire pour l'Histoire. Les chiffres du nombre 45 du vingtième siècle sont inversés par le séisme de la Révolution populaire algérienne. Là où est née la dernière grande révolte algérienne, là aussi a pris son essor la Révolution de la nation algérienne pour se libérer du joug colonial et, par ainsi, «rappeler, écrit Pierre Vidal-Naquet, les crimes de l'armée française. Je dis bien de l'armée française, non de quelques officiers (Les Crimes de l'armée française, 1954-1962, éd. Maspero. Paris, 1975, La Découverte, Paris, 2001, p. 6).» Mais un autre témoin, parmi ceux qui nous sont chers, plus proches, Kateb Yacine, à 16 ans, est arrêté au cours de la manifestation du 8 mai 1945 et interné pour atteinte à la sûreté de l'Etat. Dans son livre bouleversant: Nedjma, il décrit la répression coloniale du 8 mai 1945 et, avec humour et colère, il la dénonce par cette conversation d'un couple français d'Algérie devant les fusillés du 8 mai 1945: «- Qu'est-ce qu'ils peuvent puer! - Je t'en prie! J'ai déjà envie de vomir! - Bien sûr, vous les femmes... Moi, j'en ai vu d'autres. Rien qu'à la Marne, y en avait des boches et des Français par terre... - Mais c'était des Arabes. Ceux-là, quand ils sont vivants, ils puent déjà la crasse. À plus forte raison quand ils sont morts... - Ils croient que l'armée est faite pour les chiens. - Cette fois, ils ont compris. - Tu crois! Moi je te dis qu'ils recommenceront. On n'a pas su les prendre. - Mon Dieu, si la France ne s'en occupe pas, ce n'est pas nous qui pourrons nous défendre! - La France est pourrie. Qu'on nous arme, et qu'on nous laisse faire. Pas besoin de toi ici. Ils ne connaissent que la force. Il leur faut un Hitler. - Et dire qu'ils vont à l'école avec mon petit!» Notre littérature a donc très tôt évoqué ces massacres d'Algériens, les oeuvres sont nombreuses, peu connues par le grand public et de genres divers: roman, théâtre, nouvelle, essai, poésie,... Je fais mes excuses à mes lecteurs, de citer un de mes premiers poèmes, repris par des chercheurs, rappelé par Redouane Aïnad-Tabet et intitulé Sétif en Mai: Sétif meurt en Mai / L'Armistice est signé / Et Paris est si gai aux bords de la Seine. / La mitraille coud en chaîne / De beaux linceuls aux Algériens / Qui tendent leurs gandouras / Au lieu de cueillir le muguet / De servir à table du vin / De dormir au milieu des conquêtes quotidiennes. / Nous sommes purs comme le jour à sa naissance / Et nous sommes ce que les autres font de nous / Du sang du sang et quelquefois des cendres. / Muet sacrifice sous le soleil national / Jamais des yeux différents ne se fermeront sur la même image.» (*) Petite bibliographie: Radouane AINAD TABET: Le 8 mai 1945 en Algérie, OPU, Alger, 1985. Mohamed TEGUIA: L'Algérie en guerre, OPU, Alger, 1988. Nora BENALLÈGUE-CHAOUIA: Algérie, Mouvement ouvrier et question Nationale, 1919-1954, OPU, Alger, 2005. Boucif MEKHALED: Chronique d'un massacre. 8 mai 1945, Sétif, Guelma, Kherrata, Syros/Au nom de la mémoire, 1995. K. M'Hamsadji: Sétif en Mai, poème écrit à Soûr El Ghouzlâne, en 1945, repris en 1948 et en 1951, plusieurs éditions et in Oui, Algérie, éd. Subervie, Rodez, France, 1965),...