Jacques Vergès fait partie de ces hommes qui ne meurent pas lorsqu'ils cessent de vivre. Il est entré dans le cercle de ces êtres qui, imperturbables, du haut de leur cohérence et la main dans celle de leurs principes inébranlables, résistent, après leur enterrement, au temps comme ils ont dû résister, de leur vivant, aux hommes et défient l'oubli comme il leur est arrivé de défier la conscience trop flasque de leurs semblables. Il est parti, comme on part à l'âge de 88 ans. De causes naturelles. Un peu ennuyé peut-être de la vie mais répugné surtout par l'hypocrisie des hommes et par leurs inconséquences. Il l'a toujours dit. Il l'a toujours hurlé à la face de ses pourfendeurs, souvent trop officiels, de France et rarement d'ailleurs. On le disait «l'avocat du diable» et cela ne le gênait nullement car il partait du principe que tout être humain a droit à la défense, à commencer par ceux qui sont victimes des puissants. Il a toujours refusé que l'on fasse taire les pauvres, les malheureux et les victimes d'injustice. Prenant fait et cause pour les plus faibles, il en est arrivé à plaider les affaires les plus compliquées et souvent même les plus dangereuses. Parmi les célèbres affaires que Vergès avait défendues, rappelons pêle-mêle celles de Djamila Bouhired et autres Algériens durant la guerre de Libération nationale: Waddi Haddad, Georges Ibrahim Abdallah, Simone Weber, Klaus Barbie, Carlos etc. Il s'était aussi dit prêt à défendre El Gueddafi mais ce dernier n'échappa pas à ses assassins. «Avocat de la terreur» lisait-on ce vendredi sur quelques journaux, «avocat brillant, redouté et parfois haï» notait Le Monde ce jeudi soir. «Défenseur des indéfendables» renchérit Le Figaro qui ajoute qu'il était «l'un des plus célèbres avocats français, mais aussi l'un des plus controversés». Très tôt dans ce qui allait devenir la vie d'un grand ténor du barreau, et alors qu'il n'avait que la trentaine, Vergès était du côté de Djamila Bouhired pour la défendre contre ses bourreaux et ses tortionnaires. Ce procès devenu exemplaire dans son genre, allait lui donner le début de la célébrité qui devint sienne notamment grâce à la stratégie de rupture qu'il suivit lors de la défense (qu'il nomme «défense de rupture») et qui consiste à détourner l'attention sur autre que l'accusé. En défendant Bouhired, qu'il épousera plus tard, Vergès eut l'incroyable audace d'accuser les accusateurs et de faire même le procès de la colonisation. Il est évident que les positions qu'il prenait dans les affaires plaidées ne plaisaient pas autour de lui. Il fut même près d'être condamné par le tribunal de Nice, un jour, lorsqu'il compara le célèbre procès de Omar Raddad à celui de Dreyfus. Parti donc, Maître Vergès, à cet âge où l'on ne peut que partir, emportant avec lui l'exemple de la persévérance et du courage. Mais même en empruntant le dernier chemin, il n'a pas raté l'occasion de narguer et de faire dans la rupture comme à son habitude car il a rendu son âme dans la même chambre que Voltaire!