Je me dois de vous dire, Monsieur le Président, qu'à l'annonce des résultats de l'élection du 8 avril, je n'ai pas d'abord réagi de manière cérébrale, raisonnable, selon les normes du «politiquement correct». J'ai ri. Mon corps a été littéralement inondé de rire. Ma poitrine oppressée par une sourde anxiété s'est brusquement libérée sous l'effet d'un rire puissant et joyeux par un rire retenu et sceptique à la Montaigne ou crispé et presque contraint à la Bergson, mais un rire dru où se mêlaient la truculence d'un Rabelais, la finesse d'un Dzaïz et la lucide espièglerie de Djeha, un rire libérateur, un rire de soulagement actionnel. Que les choses soient claires, mon anxiété n'était pas due à une quelconque inquiétude ou doute quant au résultat du scrutin. Scientifiquement parlant, en termes de sociologie électorale, une fois l'autonomisation du champ électoral réalisée par la non-intervention et la neutralisation même partielle des acteurs institutionnels et extra-institutionnels, il était possible sur la base de l'analyse des tendances lourdes de l'électorat et de l'observation assidue du déroulement de la campagne électorale, d'affirmer de manière fondée et sûre que la participation électorale serait en augmentation par rapport aux dernières élections législatives et locales tout en demeurant lestée par un taux non négligeable d'abstentions et que vous seriez réélu président de la République au premier tour, tout simplement parce que les scores maximum cumulés de vos quatre concurrents ne pouvaient pas atteindre, quel que soit le cas de figure considéré, la barre des 50%. Il ne fallait pas être grand clerc pour pronostiquer bien avant la tenue des élections deux résultats certains : la participation électorale tournerait autour de 60% et vous seriez réélu au premier tour avec 60 à 65% des suffrages au minimum. Je n'ai guère de mérite à avoir produit ce double pronostic publié le 7 avril dans le quotidien El Bilad. Pour obtenir ces résultats partiels mais impartiaux, il suffisait d'appliquer la méthode khaldounienne, simple, fruste et peu coûteuse de l'identification des faits sociaux sur la base, ô combien heuristique, de la règle fondamentale de la distinction entre le possible et l'impossible. Mon inquiétude ne portait donc pas sur le résultat du scrutin, mais sur l'ampleur du résultat. Personnellement, je n'aurai pas été pleinement satisfait d'un score à minima avoisinant les 60%. La question était simple et la seule méthode khaldounéenne ne me permettait pas d'y répondre. Votre victoire serait-elle seulement arithmétique, quantitative ? Strictement électorale, même de manière confortable? Ou bien votre victoire serait-elle drustique, qualitative, politique au sens large et noble du terme? Dans le premier cas, la situation qui a prévalu lors de votre premier mandat risquait à certains égards de perdurer, ce qui aurait certes été un moindre mal par rapport à d'autres scénarios envisageables, mais aurait rendu très difficile la mise en oeuvre frontale de votre stratégie annoncée de réconciliation nationale. Cette stratégie, si je vous ai bien compris, consiste d'abord dans le recentrage de notre pays sur son axe historique, sociétal et civilisationnel, celui du mouvement national qui, pendant plus d'un demi-siècle, des années vingt à la fin des années soixante-dix, a induit une formidable mutation modernisatrice, globalement consensuelle, un triple sens de mieux être, de mieux faire et de mieux connaître, de la société algérienne dans sa quasi-totalité, ainsi que la projection de notre pays sur la scène mondiale en tant qu'acteur majeur des relations internationales. Cet axe a été faussé pendant la décennie quatre-vingt, avant de se fracturer à trois reprises et sous trois modalités depuis la commotion d'octobre 1988. Et le second cas est sorti des urnes ! 84% des Algériennes et des Algériens qui se sont déplacés dans les bureaux de vote vous ont réélu triomphalement. Rêve éveillé Alors, j'ai ri à votre victoire, à la victoire de la nation algérienne contre ces propos tendances centrifuges et auto-dévorantes, à la victoire de mon espoir tenace et ténu de voir un jour l'oued Algérie réintégrer son lit. Et plus, je riais à gorge déployée, plus affluaient dans une sorte de rêve éveillé, sur le mode du «fondu enchaîné», des images d'hommes et de femmes qui riaient aussi et qui se tenaient la main. D'abord sont apparus dans le lointain Hamdane Khodja, le bey Ahmed et l'Emir Abdelkader, bientôt suivis par Lalla Fatma N'soumer, le cheikh El Haddad et le fils de Mokrani. Puis émergèrent dans une légère pénombre le docteur Morsly, Si M'hamed Ben Rahal et l'émir Khaled avant que les figures de Messali Hadj, d'Abdelhamid Ben Badis et de Ferhat Abbas ne crèvent littéralement l'écran de mon rêve éveillé. A leur suite, à un rythme toujours plus rapide, littéralement au pas cadencé, marchaient Larbi Ben M'hidi, Zighout Youcef, Krim Belkacem, Amirouche, Abane Ramdane, Ben Khedda et les trois lumineuses Djamila. La caméra de mon rêve s'est longtemps arrêtée sur le président Boumediene. Le film s'est achevé par trois ultimes images : celles de Mohamed Boudiaf tenant la main de Ahmed Ben Bella qui serrait chaleureusement la vôtre. Les klaxons de la rue ont finalement eu raison de mon rire et ont dissipé mon rêve éveillé mais ma joie, même régulée par la raison critique et le principe de réalité, est demeurée intacte. Oui, vos détracteurs ont partiellement raison sur un point. Vous êtes à certains égards un homme du passé, plus exactement d'un certain passé, celui de l'audace lucide des luttes populaires menées par le mouvement national avec laquelle la société algérienne doit impérativement renouer pour assurer et amplifier son rebond. C'est à ce titre que 84% des suffrages se sont portés sur votre personne. Vous n'êtes pas l'homme du présent ambigu et incertain qui a sévi de manière molle et brutale à la fois depuis le début de la décennie quatre-vingt. Vous n'êtes pas l'homme de ce présent fait de régression sociétale multiforme qui a fait que l'oued Algérie est sorti de son lit, d'abord sous l'effet du détournement d'une partie de ses eaux par une mince couche affairo-bureaucratique, Compradore en fait, qui a eu l'outrecuidance de croire qu'il lui était possible de soumettre la société à la seule loi de ses appétits en se drapant du manteau de la «modernité démocratique» et en faisant de sa domination cruelle et inhumaine une modalité nécessaire de la diffusion de l'«universel». Alors, la terre a tremblé. Le lit de l'oued Algérie s'est fracturé, donnant naissance à des torrents tumultueux. Vous n'êtes pas l'homme de ce présent catastrophique où l'Algérie s'est partiellement transformée en terrifiante centrifugeuse, en ogresse dévoreuse de ses propres enfants, pour la bonne et simple raison que vous avez été exclu de manière brutale et infamante du pouvoir politique dès le début de ce présent délétère dont la caractéristique principale est d'avoir produit une immense souffrance en tentant vainement de transformer le pays d'El Djazaïr en «sous-France». 84% des votantes et des votants vous ont porté une seconde fois à la magistrature suprême pour que vous soyez le président de toutes les Algériennes et de tous les Algériens, mais pas seulement pour cela. Ils n'ont pas seulement choisi en vous un homme politique parmi d'autres, mais un maillon de la chaîne du mouvement national. Vous n'êtes pas seulement le représentant légitime d'une majorité électorale, vous êtes désormais l'acteur politique principal de la tendance centrale de la société qui veut clore la parenthèse de l'autodévoration sociétale qui s'enchasse dans une parenthèse plus vaste, celle de plus de deux décennies de régression multiforme qui a rendu possible la première. En votant massivement pour vous, la société algérienne a dit non à la fragmentation centrifuge et réclame le retour, actualisé bien sûr, à la grande tradition structurante du mouvement national, celle du pluralisme centripète, dont l'Algérie n'a été contrainte d'abdiquer qu'à partir de 1980 avec la transformation du FLN en Parti-Etat et celle de la féconde «unité d'action» qui a marqué la présidence de Boumediene en stérilisante et mortifère «unité de pensée». Cette grande tradition de pluralisme sociétal centripète n'a rien à voir ou très peu avec la désastreuse bipolarisation fragmentée du champ politique à laquelle a donné naissance l'implosion du Parti-Etat en octobre 1988. La seconde ne peut que reproduire sous des formes plus ou moins brutales la dégradation de plus en plus profonde de notre Etat national souverain en Etat de sujétion volontaire mâtiné d'Etat structurellement déstructuré. Seule la première peut permettre la restauration et la modernisation de l'Etat national, ce qui ne nécessite aucunement quelque refondation que ce soit. C'est parce que vous vous êtes engagés dans cette voie que les Algériennes et les Algériens vous ont drastiquement réélu. Le 8 avril, ils ont dit avec leurs bulletins de vote leurs vivas, leurs klaxons et leurs danses, d'Alger à Tamanrasset et de Maghnia à Tébessa qu'ils ne se reconnaissaient pas dans les clivages imposés par une partie des acteurs politiques et de l'intelligentsia médiatique, même si à un moment ou à un autre, dans le terrible désarroi de la double parenthèse, ils se sont laissés emporter par la furieuse spirale de la montée aux extrêmes. La société algérienne, dans sa profondeur anthropologique, a certes vacillé, vibré dangereusement, générant des craquelures multiples sous les coups de boutoir qu'elle a subis. Son socle ne s'est pas fracturé irrémédiablement pour autant. Bien au contraire, il semble qu'il se soit à la fois durci et assoupli, pareil à de l'acier trempé. J´adhére à votre projet Les principales leçons du 8 avril me paraissent sur ce terrain assez simple. 1- Dans sa tendance centrale, la société algérienne se vit à la fois et dans le même temps, sur le double mode imbriqué de l'appartenance nationale et de l'appartenance islamique que chaque groupe ou chaque personne décline à sa manière. Ces deux appartenances simultanées peuvent être en gros comparées à deux bobines de fil à partir desquelles, depuis des siècles, la société algérienne tisse la toile de son existence, la toile de sa mémoire, la toile de sa projection dans le monde. Personne, aucun acteur interne ou externe, aussi puissant soit-il, ne peut dé-tisser la toile et en retisser une autre à partir d'une seule bobine. Bien sûr, il est possible de déchirer la toile, mais c'est oublier que cette toile est vivante. Alors patiemment, avec toute l'énergie dont le vivant dispose pour survivre, elle se recompose. Il était donc normal qu'elle renvoie dos à dos les tenants de la «fée Démocratie» et ceux de cet étrange «Dieu votant», «Dieu grand électeur». Elle a fait plus : elle les a rabaissés au niveau d'excroissances ultra-minoritaires dont la seule positivité éventuelle consiste à être des aiguillons du pluralisme centripète animé principalement par les organisations du mouvement national. La société algérienne veut à la fois un pluralisme démocratique fondé sur la pratique régulière du suffrage universel et le balisage du champ politique national par les valeurs axiologiques de l'islam. Elle ne veut rien de plus ni de moins que l'«Etat algérien souverain démocratique et social dans le cadre des principes islamiques» qui était déjà l'objectif des initiateurs du 1er-Novembre 1954. 2- Dans sa tendance centrale, la société algérienne est prête à toutes les modernisations dans le domaine du savoir, de la communication, de l'économie, de la gestion de l'Etat... Elle est même prête aux sacrifices nécessaires, pourvu qu'ils soient répartis équitablement, que vous lui demanderez pour assurer son rebond et vivre activement et efficacement la nouvelle temporalité du monde. Cependant, elle ne peut pas et elle ne veut pas se représenter et se transformer sur le modèle de la modernité occidentale, c'est-à-dire sur le primat de l'individu autocentré doublement désaffilié. Autant elle est capable de souplesse, d'adaptation créatrice, d'accommodements syncrétiques, voire de fringale à certains égards, boulimique à l'égard des produits de la modernité instrumentale importée, autant elle est permissive à l'égard de marges comportementales transgressives, autant elle devient rétive, obstinément passive, brutalement coléreuse et terriblement rigide dès qu'elle vit sur le mode de la mise en danger, le risque de l'effacement ou de la brisure de son code symbolico-pratique qui est parentélo-religieux, familial-islamique. Aucune réforme visant à plus d'efficacité, d'équité et de liberté dans le domaine du droit, de l'éducation, des relations intersexuelles... ne peut réussir en profondeur si elle ne prend pas appui sur le code parentélo-islamique qui est la matrice de la société algérienne. Toute réforme faite en prenant à rebrousse-poil la réalité anthropologique des Algériennes et des Algériens ne peut occasionner que des remaniements superficiels, ou pire encore la guérison de la maladie par la mort du malade! Toute modernisation audacieuse et assumée par la société doit partir de cette réalité incontournable et irréversible : les enfants d'El Djazaïr sont et seront toujours plus nombreux à être les filles et les fils du Coran et d'Internet. Veuillez agréer, Monsieur le Président, l'expression de mon respect et de mon adhésion à votre projet global de réconciliation nationale.