Pour une fois, le jugement de valeur pourrait s'exercer de toute la force dont doit disposer l'homme juste contre la fausseté de l'homme. Cette simple réflexion, au temps de la colonisation française, et particulièrement en Algérie, ne pouvait avoir du sens et du bénéfice que pour le colonisateur et ses affidés. Intitulé Les droits de l'homme en Algérie de 1830 à 1962 (*), l'important ouvrage de Ali Becherirat s'ouvre comme un document d'une rare richesse d'informations sur le sujet abordé. Il s'agit d'une thèse de doctorat en Droit rédigée et soutenue en langue française. Elle a été obtenue, en novembre 2010, à l'Université des Sciences Juridiques de Strasbourg (France). Ce succès est méritoire et d'autant que Ali Becherirat était âgé de 70 ans, qu'il avait fait durant son enfance des études à l'école coranique de sa ville natale (Bensekrane, wilaya de Tlemcen) et que, dès son adolescence, il avait été un militant nationaliste très actif, - ce qui l'avait tout naturellement amené à rejoindre l'ALN, à l'âge de vingt ans. À l'indépendance, ayant été libéré de la vie militaire, en 1969, il a entrepris avec enthousiasme des études universitaires tardives à la faculté de Droit de Ben Aknoun, puis il a appris consciencieusement la langue française pour accéder directement aux documents historiques officiels français de première main, et c'est ainsi qu'il a obtenu ses diplômes universitaires à Strasbourg. Le régime du sabre D'emblée le lecteur, attentif à la valeur des mots et à leur analyse, se représente les divers efforts intellectuels engagés par l'auteur afin de produire ce travail volumineux (750 pages), particulièrement instructif et agréable à lire. Là, nos jeunes apprendront et là nos anciens se remémoreront les dégradations infligées à l'Algérien par l'oppression coloniale; là aussi a laissé son empreinte la volonté de résistance de l'Algérien; là encore apparaît son combat de refus et là, surtout, s'est longtemps élaborée l'histoire de la grandeur de l'Algérien. Le moudjahid et juriste Ali Becherirat a, sources juridiques à l'appui, essayé de le montrer dans sa présente étude «Droits de l'homme en Algérie de 1830 à 1962». Tout en tenant compte du régime colonial français, fondé sur la domination intégrale du peuple colonisé, on remarquera que les «indigènes» n'ont été, en aucun temps historique de l'occupation française en Algérie, pleinement citoyens français, et c'est tout là que - malheureusement (?) ou heureusement (!) - se révèlent «les méfaits de la colonisation». Dans son «Introduction», Ali Becherirat note: «La jouissance légale par les citoyens de leurs droits constitutionnels et humanitaires est une règle juridique fondamentale pour la protection des individus contre tout abus d'autorité ou tout acte de discrimination qui pourra mettre en question l'égalité des citoyens en droits et en devoirs.» Voilà donc un sujet digne d'intérêt à réexaminer dans ses moindres détails historiques de 132 ans de colonisation et dont les effets incessants empoisonnent les relations entre la Fiance et l'Algérie et gênent terriblement, de part et d'autre, les beaux et mutuels élans du coeur et de la raison des deux peuples. De plus, le préambule de la Constitution française de 1958, si clair soit-il, ne clarifie rien, sinon que «Le peuple français proclame solennellement son attachement aux droits de l'homme et aux principes de la souveraineté tels qu'ils ont été définis par la Déclaration de 1789, confirmée et complétée par le préambule de la Constitution de 1946». Dans cette dernière Constitution, il est resté encore intact ce principe inappliqué: «Elle [La République] assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances.» Alors? Historiquement, la conquête française a fait de l'Algérie, à la fois, une colonie dite d'«exploitation», c'est-à-dire celle dans laquelle le peuple colonisateur s'est servi de la main-d'oeuvre indigène recrutée sur place pour exploiter les richesses du sol et du sous-sol et une colonie de peuplement destinée à recevoir le trop-plein de la population de la métropole et, au besoin - c'était le cas aussi -, à faire venir d'Europe et d'Afrique des travailleurs. Pour asseoir une «bonne gouvernance» durable et indiscutable, l'administration coloniale a établi son système immuable impliquant l'irrespect, l'ignorance, le mépris de ses «indigènes», autrement dit: l'autorité coloniale dominante n'a aucun respect des droits et des libertés de l'homme colonisé. Au reste, beaucoup de grands Français, tel Victor Hugo, ont cru à l'«oeuvre émancipatrice» de la France en Algérie dès la rupture des relations diplomatiques avec le dey d'Alger, en 1827; d'autres, des généraux et des fonctionnaires zélés, ont tour à tour élaboré «le régime du sabre» et des plans «judicieux» pour édifier l'«oeuvre civilisatrice» de la république française dans l'Algérie des colons. Toute l'histoire de «l'Algérie française» n'a été que méfaits, spoliations, dénis de l'autre, crimes contre l'homme d'Algérie, contre tous ses droits de 1830 à 1962. L'opium et le bâton «La mise en oeuvre du projet colonial, affirme Ali Becherirat, a nécessité une soumission du peuple vaincu, dont la forme exigée par le régime colonial était: soumission générale et absolue ou dévastation collective (C'est l'auteur qui souligne). Afin d'accomplir cette mission, le régime colonial accordait à son représentant en Algérie, dit Gouverneur Général et autres chefs des différents organismes civils et militaires, le pouvoir d'instaurer des règles impératives pour administrer les musulmans asservis. Ainsi, a-t-on tout simplement écarté l'application aux musulmans des lois ordinaires françaises, sans la mise en place d'une autre loi de substitution basée sur des normes constitutionnelles.» Rappelant l'historique de la colonisation en Algérie, l'auteur observe: «Après la conquête militaire de l'Algérie 1830-1848, le colonisateur inventa une nouvelle forme de domination coloniale intitulée ́ ́pacification ́ ́ de 1848 à 1871, durant laquelle les souffrances et les pertes en vies humaines s'étaient amplifiées considérablement. [...] Le rétablissement du régime républicain en 1871 aurait dû être un élément favorable à l'amélioration des conditions humaines des musulmans, surtout lorsque ces derniers ont été intégrés dans tous les devoirs du citoyen français. [...] Contre toute attente, le nouveau régime républicain a poursuivi la politique du régime monarchique, et l'a traduite sur le terrain par des oppressions organisées sans contrôle interne ou international. Parmi les victimes de ces agissements coloniaux, l'enseignement algérien. Le colonisateur pensait que la culture arabo-musulmane constituait un obstacle pour sa ́ ́mission civilisatrice ́ ́. [...] Contrairement à son engagement [Accord de reddition du 5 juillet 1830 et Sénatus-consulte de 1865], le colonisateur a mis les Algériens et les Algériennes hors des lois algériennes, françaises et il les a confiés à une administration dotée d'un pouvoir illimité.» Ce pouvoir a effectivement usé de moyens simples et redoutables: «L'opium et le bâton», pour reprendre le titre d'un puissant roman de notre regretté ami et aîné Mouloud Mammeri. La présente étude développe le sujet en trois parties égales: I. La position du régime colonial à l'égard de la civilisation islamique en Algérie. II. Musulmans «français» sous un régime administratif d'exception. III. Intégration des musulmans: devoirs sans droits. Dans sa longue et très utile conclusion (16 pages), Ali Becherirat a d'abord expliqué pourquoi il n'a pas «traité dans cette étude tous les sujets qui ont des liens avec la période coloniale», puis, passant en revue un grand nombre de décrets, de déclarations d'hommes d'Etat français de différentes époques, de lois, d'articles, de décisions, de divers documents officiels, de jugements et d'applications des peines concernant les combattants de l'ALN, les militants du FLN et les soldats déserteurs de l'armée française, il écrit: «La politique coloniale fondée sur la répression constante a prouvé son inefficacité à long terme. [...] L'ouverture d'une nouvelle page entre les dominateurs et les dominés de la période coloniale a besoin d'une amélioration du regard des uns envers les autres. [...] Certes, l'initiative prise par le Parlement français concernant la loi du 23 février 2005, dont l'art. 4 parle du rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord ne va pas dans le bon sens. [...] Le monde d'aujourd'hui a plus besoin de consacrer ses réflexions à l'avenir des relations amicales entre les peuples qu'à glorifier un passé malheureux. C'est dans cet esprit que les peuples des pays colonisateurs et colonisés pourront envisager leurs relations futures, qui devraient être fondées sur le respect mutuel.» Terminons notre bonne lecture de l'ouvrage Les Droits de l'homme en Algérie de 1830 à 1962 de l'héroïque chercheur Ali Becherirat, par cette édifiante et très brillante citation, elle est de l'immense Frantz Fanon: «Il faut remonter les chemins de l'histoire, de l'histoire de l'homme damné par les hommes et provoquer, rendre possible la rencontre de son peuple et des autres hommes (Les Damnés de la terre, éd. François Maspero, Paris, 1970).» (*) Les droits de l'homme en Algérie de 1830 à 1962 de Ali Becherirat, Casbah Editions, Alger, 2012, 750 pages.