On croyait que Talmout était tout juste à proximité de Bougara qu'on pouvait regagner au bout d'une demi-heure tout au plus. Aussi, nous n'étions pas bien préparés pour nous y rendre. En vérité, elle était aux confins de la terre, un des endroits les plus inaccessibles, car pour y arriver, nous mettrons plus d'une demi-journée, après bien des péripéties. Nous apprenons la surprise à nos dépens lorsque nous nous rendons à la brigade de la gendarmerie de Bougara pour avoir les premières informations sur la découverte du charnier et pour pouvoir aller sur place. Impossible de rallier directement Talmout qui est bien rattachée à Bougara, par Hammam Mélouane, car la route est coupée et inaccessible. De plus, la sécurité n'est pas assurée. Il fallait faire un grand détour par le col des Deux Bassins sur les hauteurs de Tablat en empruntant obligatoirement la route montagneuse et abrupte d'Assaouia et Hammam Moulay, soit un parcours de plus de 70 km. Notre malheur ne s'arrêta pas là, car nous apprîmes que le cortège sécuritaire était reparti de bon matin. Nous décidâmes, le représentant du Jour, Brahim et moi, avant que notre collègue Rachid du Maghreb ne se joigne à nous, d'aller jusqu'au bout pour découvrir, pour la première fois, le bastion des groupes terroristes qu'on croyait imprenable au coeur des monts de l'Atlas tellien. Nous nous dirigeâmes vers la sortie sur la route nationale menant vers Tablat. Au moment où nous nous apprêtions à nous enfoncer dans les hauteurs boisées, notre élan fut stoppé net par une barricade. Un cri sortant d'une ancienne bâtisse nous somma de rebrousser chemin. Un gendarme vint à nous et nous dit que la toute était coupée depuis 1992. Talmout est encore à trois quarts d'heure de marche à pied, au bas de la montagne. L'accès est difficile. Le terrain boisé et abrupt empêche les véhicules de s'aventurer plus loin. Le mot prête à confusion. A première vue, il a une connotation plutôt locale, qui tire son essence du dialecte local, à fond berbère, dont le sens précis reste à découvrir. Les réponses reçues sur sa signification sont évasives. On raconte qu'avant l'installation des groupes armés au début des années 90, le lieu s'appelait Toul Djinn. Un taleb connu dans la région y habitait. Il avait pour vocation d'exorciser les démons avec succès. En y arrivant, les terroristes islamistes le menacèrent en vain, à plusieurs reprises pour qu'il cesse, son activité. Ils l'égorgèrent alors. L'endroit changea, depuis, de nom pour s'appeler Talmout. L'endroit de la mort ! C'est dire que son appellation est toute récente. Elle traduit l'horreur des hordes terroristes. Celui qui était enlevé et ramené, avait peu de chance d'échapper à la mort de la manière la plus atroce. Les terroristes prenaient tout leur temps pour s'ingénier dans les tortures. Ils bénéficiaient de l'éloignement, de la couverture de la forêt dense, du relief, et du manque de communication. A cette époque, les terroristes avaient choisi refuge dans les bastions arrière des monts de l'Atlas Tellien, où ils organisaient les premières attaques dans les agglomérations de la Mitidja avant de disparaître dans la nature. Le général-major, Fodil Chérif qu a fait le déplacement vendredi après-midi sans escorte renforcée dans son véhicule tout-terrain pour inspecter l'opération d'exhumation d'un charnier à Talmout, préfère parler de groupes terroristes qui étaient encore structurés. «Regardez là-bas!», dit-il. Entouré des officiers supérieurs de la première région et du chef de secteur de Blida, il désigna le lieu avec précision, situé au bas d'une montagne, où prend naissance Oued Lakhra, la rivière de l'Au-delà, un des affluents de Hammam Mélouane. Les responsables sécuritaires se sont donné rendez-vous sur une colline surplombant le charnier qui paraissait si proche à vol d'oiseau. C'est là que le général-major instruit l'opération en donnant des instructions pour la mener à bien. Il commença d'abord par évoquer des souvenirs et des témoignages inédits. «C'est là que nous avions découvert, au cours d'une opération de routine, et détruit le premier PC des terroristes. C'était en 1993. Nous avions réussi à éliminer 17 d'entre eux et récupéré un matériel d'armement assez fourni dont des fusils mitrailleurs», indique-t-il. «Nous avions également détruit un deuxième campement, situé dans les parages.» Le général s'arrêtera un instant comme pour récupérer son souffle ou pour se remémorer des souvenirs douloureux. Par exemple la perte de soldats chers. Non. Il ne dira rien. Il essaya plutôt de détendre le climat en évoquant l'hospitalité des habitants locaux et du charme de la région. «J'y avais même cueilli des amandes et des pêches. Elles sont délicieuses.» La suite l'écoutait avec admiration. Puis il se reprit pour demander des explications sur les fouilles. A l'heure où il parlait, neuf corps étaient déterrés. Le général donna instruction pour que tous les autres corps soit exhumés. Il demanda plus. Si on doit faire descendre du matériel et du secours, il faut le faire, dit-il. De plus, il faut se convaincre qu'il y avait plus que le chiffre avancé. La région renferme sans doute d'autres charniers. Il donna instruction pour faire venir sur place le repenti afin de l'aider à se souvenir des actions terroristes, auxquelles lui-même avait participé. Selon les premières indications recueillies sur place, les corps exhumés appartenaient à des personnes enlevées à Bougara et la région. On parle notamment d'un émigré qui avait été séquestré et exécuté pour avoir fumé publiquement en plein jour de Ramadan. D'autres pourraient appartenir à des personnes enlevées dans les régions de Tablat et Médéa. Le général a donné instructions pour que la police scientifique, qui était sur les lieux, utilise l'ADN pour aider à identifier les corps. Le général, en compagnie des officiers supérieurs et des responsables des différents corps, se recueillirent sur les neuf corps avant qu'il ne soient acheminés vers la morgue de Bougara. Il était 18 h. Nous rebroussons chemin non sans avoir la satisfaction du devoir accompli. Sur le chemin du retour, nous nous arrêtâmes à une boutique de fortune à l'entrée d'Assaouia. Nous fûmes accueillis par un groupe de gens autrement que comme des clients. Ils nous prièrent de revenir pour goûter aux fruits de l'été en les cueillant directement à l'arbre. L'expérience mérite d'être revécue. Tant qu'il y a la vie, il y a de l'espoir. On oublie que c'était la terre de Lala N'sour. En 1995, c'est l'officier Drif qui, signe des temps, dirigea l'opération d'exhumation.