«Il faut sortir de notre tradition qui considère que la violence conjugale est une affaire privée» Elle a écrit plusieurs livres sur la question des femmes. Elle a aussi travaillé, durant plus de 20 ans, aux Nations-unies sur cette même question. Elle revient dans cet entretien sur la dernière loi portant sur le Code de la famille, la protection des femmes contre la violence, sur les avancées qu'elle a réalisées et sur les entraves qui continuent à empêcher son émancipation. L'Expression: Quelques lois «en faveur de la femme» ont été adoptées depuis quelque temps, à savoir la toute récente loi qui vise à protéger la femme contre les violences, notamment conjugales et l'amendement du Code de la famille qui attribue désormais le droit à la femme de choisir son tuteur. Qu'est-ce que vous en pensez? Wassyla Tamzali: Personnellement, j'y vois la marque de l'impuissance politique du pouvoir. Car, en fin de compte, on n'a pas répondu aux attentes des femmes sur le plan du principe. Les femmes ont demandé à être reconnues comme majeures. On n'a pas osé supprimer le tuteur, faute d'avoir le courage politique requis, mais on a donné à la femme le choix de son tuteur, ce qui est absolument ridicule. Pour la loi pénalisant la violence contre les femmes, elle est nécessaire et est, dans l'absolu, intéressante, mais au moment où elle devait être excellente, on a dit que la femme pouvait pardonner. Tout est tombé à l'eau. C'est une nuance importante, parce que le vrai saut qualitatif que l'on peut faire sur la question de la violence à l'encontre des femmes, ce n'est pas de multiplier les policiers, mais c'est de considérer qu'elle est une affaire publique. Il faut sortir de notre tradition qui considère que la violence conjugale est une affaire privée. Mais, encore une fois, sur le plan du principe, j'ai regretté l'impuissance politique du pouvoir. Il est quand même incroyable que la violence conjugale continue à être considérée comme un attribut de l'autorité paternelle ou fraternelle et que cela trouve un prolongement juridique dans les institutions. Je regrette aussi que dans cette même Algérie, où l'on a eu le courage de prendre des décisions courageuses concernant les biens personnels, les langues, etc., la question de l'égalité homme-femme reste toujours à la traîne. Ceci dit, des éléments qui n'ont même pas été débattus, notamment la question de l'héritage, restent encore à soulever. Sur ce point, en effet, il faut dire que les femmes ne sont pas considérées comme faisant partie intégralement de la filiation. Ce n'est naturellement pas une question économique. Décidément, on est au milieu du gué depuis 1962. A cette époque là, il y avait certes des oppositions de certains milieux conservateurs et une opinion publique qui n'était pas préparée. Mais cette même opinion publique n'était pas non plus préparée pour la révolution agraire et pour la révolution industrielle. Il a fallu donc, pour ainsi, dire, préparer l'opinion publique à toutes ces révolutions qui visaient en substance la modernisation du pays. La question des femmes a été mise à l'écart. Le pays a décidé, dès l'indépendance, de se priver de la moitié de ses habitants. Justement, ne pensez-vous pas que ce sont ces archaïsmes et ces conservatismes de la société qui entravent, malgré les apparences, le projet de modernisation du pays? Beaucoup disent que la société n'était pas prête à assimiler le projet de modernisation et, s'agissant de l'émancipation des femmes, était foncièrement hostile... J'ai souvent entendu des moudjahidine dire que l'on ne s'est pas battu pour ça, recycler les archaïsmes et les conservatismes. En 1962, on a opté pour une révolution socialiste. Et bien évidemment, comme tous les jeunes de l'époque, on a marché parce que pour nous, il était pour le moins inconcevable de dissocier socialisme de modernité et de liberté. On se disait qu'on n'avait pas accepté tous les sacrifices consentis durant la révolution pour revenir à la tribu, au maraboutisme, à la famille traditionnelle bâtie sur la hiérarchie et la domination des hommes. Pour un bon nombre d'Algériens dont nous faisions partie, l'indépendance était un point de départ vers quelque chose de nouveau, de moderne. Au début, il y avait un grand espoir parce que, de toutes les manières, il y avait un semblant de projet de société. Ce projet demandait à être expliqué, socialisé, défendu. Mais malheureusement, la question des femmes était devenue très vite une monnaie d'échange entre le pouvoir et les milieux conservateurs. Cette situation prenait chaque jour, un peu plus des proportions inquiétantes à mesure que l'islamisme s'installait avec, il faut le dire, avec l'assentiment de certains segments du pouvoir. Quand les islamistes mettaient de l'acide sur les jambes des filles fin des années 1960 et début des années 1970, on ne les avait jamais arrêtés. Ils étaient pourtant une infime minorité. On a joué avec les tendances conservatrices du pays si bien que, aujourd'hui, on en est arrivé là. On a formaté la société de telle manière que les femmes, notamment dans le milieu conjugal, même si elles sont malheureuses, elles se sacrifient parce qu'elles pensent qu'elles n'ont pas mieux. La femme s'efface pour sauvegarder la famille, parce que celle-ci reste le seul rempart contre la violence de la société dans les conditions actuelles. Dans l'Algérie d'aujourd'hui, si vous n'êtes pas protégée par un homme, un frère, un père ou un mari, vous n'existez pas socialement. Il y a une hiérarchie qui fait que la femme passe toujours après. On en est arrivé là parce que l'on a tellement fragilisé les femmes que, d'une certaine manière, beaucoup d'entre elles défendent l'ordre actuel des choses et se débrouillent entre-temps. Une femme battue ne le dira pas à son père, parce que si elle le lui disait, son père ferait la guerre à son mari et c'est le chaos. Donc, pour la paix sociale, la femme se tait. Mais, sachant que la paix sociale se fait sur son dos, elle a inventé des systèmes D. Il y a, par ailleurs, toujours des femmes qui acceptent d'être dominées mais cela ne fait pas de la domination une bonne chose. Ceci dit, contrairement à ce qui est colporté par certains médias, il est insensé de parler de liberté et de bonheur dans une telle situation. Comme vous le dites, on fait face à une société en pleine régression et dans cette situation, certains disent que le pouvoir est en avance sur la société. C'est vrai? Non. On donne de la main droite ce que l'on retire de la main gauche. Parce que, en matière de droits de l'homme, il y a une donne qui est fondamentale: c'est de reconnaître d'abord l'égalité des êtres humains. Si l'on ne reconnaissait pas celle-ci entre les hommes et les femmes, le reste ne peut pas avoir beaucoup de sens. A force de prendre des demi-mesures, le pouvoir renforce les idées selon lesquelles on ne peut rien faire et que la situation des femmes est presque une fatalité, une affaire de génétique. Beaucoup disent que cette attitude à l'égard des femmes, c'est la société qui la porte en elle. Mais c'est faux. Cette situation relève de la culture et l'être humain s'éduque culturellement. Je suis convaincue que nous sommes responsables de notre société et que ce n'est pas en dehors de nous que la société est ce qu'elle est. Il ne faut pas dire que, d'un côté, on a un pouvoir magnifique qui fait des lois modernes et que, d'un autre, on a une société qui régresse. Car, ce que l'on ne dit pas, c'est que quand on fait une loi, il faut lui donner les moyens d'être comprise, les moyens d'être appliquée et il faut donner aussi à la femme les moyens d'y accéder. Encore une fois, notre société n'est pas tombée du ciel. Mais le pouvoir, pour être courageux et prendre des décisions importantes, il doit quand même être soutenu par des forces parce que, en face, il y a, semble-t-il, une majorité qui ne veut pas de l'émancipation des femmes. Or, les démocrates ne veulent pas sortir de leur tour d'ivoire. D'abord, la majorité des Algériens, je ne la saisis pas dans son ensemble. Je ne peux donc pas en parler. Mais j'essaie d'analyser les traits les plus visibles de la société. C'est évident qu'aujourd'hui, l'islamisation de la société est énorme et que la femme s'en trouve la première victime. Sur la question des femmes d'ailleurs, je crois que si le FIS a échoué politiquement, son discours s'est incrusté dans le pays au-dela de toute attente. Mais ceci, justement, parce que tous les courants politiques qui ont dominé depuis 1962 ont tout fait pour délégitimer la parole des modernistes et des progressistes. Néanmoins, cela ne doit pas nous décourager. Tous ceux qui sont représentatifs de ces tendances et qui militent pour la démocratie et la modernité doivent continuer. Et je suis optimiste. Parce que, fondamentalement, nos idées sont basées sur le désir de vivre, sur la liberté. Mais la liberté ne peut pas se vivre individuellement seulement. La liberté n'en n'est une, que quand elle est acceptée et partagée. Car, quoique vous soyez, une fois dans la rue, le regard qui est porté sur vous est le même que celui porté sur toutes les femmes. Vous portez nécessairement l'identité de femme que la société veut vous imposer. Il est donc nécessaire que la société dans son ensemble évolue sur ce point. C'est cela la dialectique de l'individu et du collectif. C'est que, il faut bien saisir, même si vous arrivez à réaliser des projets personnels importants, vous n'arriverez à réellement les vivre que si vous en partager les fruits. Tout cela s'appelle la citoyenneté. Il existe un élément incontournable dans notre culture: l'islam. Dans votre vision de la femme et de son émancipation, est- ce que vous accordez une place à l'élément religieux? Si oui, quelle est cette place? Depuis plusieurs siècles, il y a eu des hommes et des femmes qui ont essayé de réfléchir sur la religion et ceci, compte tenu des conjonctures politiques des différentes époques, n'ont jamais été écoutés. Ils étaient mis au banc de la société. Tahar Haddad, Fahmy Mansour, Mohamed Arkoun, Latifa Lagdar, Rachid Benzine, Ali Makhloufi, Abdelwahab Meddeb, etc., ont développé des thèses très intéressantes sur la question des femmes dans l'islam, mais ils étaient rejetés. Bien que savants, ils n'ont jamais été reconnus comme légitimes. C'est ce qui fait que la place de la femme dans les sociétés musulmanes reste problématique et non encore résolue. Elle demeure en fait prisonnière d'une conception archaïque de la religion et je crois que c'est à travers une pensée révolutionnaire venant de l'intérieur même de l'islam que la rupture pourra se faire. Les intellectuels qui réclament d'être reconnus comme musulmans doivent répondre à la question suivante: peut-on être musulman et avoir une conscience moderne? Malheureusement, en Algérie, on n'a pas des figures comme Mohamed Talbi, comme Latifa Lagdar, Yadh Benachour, Ali Meherzi, Mohamed Charfi, etc. Il n'existe aucun grand commentateur du Coran en Algérie et il va falloir que l'on s'inspire des Tunisiens et des Marocains. De plus, il y a eu un grand problème de langue chez nous qui a pénalisé les élites algériennes. Contrairement aux Tunisiens qui étaient parfaitement bilingues, l'intelligentsia algérienne était francophone et ça l'a beaucoup handicapée. Pour revenir à votre question, l'islam est effectivement au coeur des problématiques que nous posons, mais je demeure convaincue que les religions portent aussi cette aptitude à enfermer la pensée. La solution est donc que l'islam soit révolutionné et que l'on fasse que les musulmans s'acceptent entre eux avec leurs différences dans un cadre citoyen. Maintenant, y a-t-il en Algérie une institution habitée par le désir de révolutionner l'islam, qui ne se sente pas en danger qu'il y ait un islam moderne dans notre pays? Moi, je ne le pense pas. Parce que, aujourd'hui, le contrôle de la société se fait par cette vision archaïque que les Algériens ont de l'islam. Ne pensez-vous pas que le combat des femmes doit s'inscrire dans la perspective plus large d'un combat politique pour la démocratie et la citoyenneté? Notre combat s'inscrit de facto dans cette perspective. Ceci dit, moi, je préfère militer par la réflexion. A un moment donné, on avait un grand espoir et j'ai personnellement beaucoup fait avec Aït Ahmed. J'avais durant longtemps cru au pouvoir du «nous». J'en ai d'ailleurs parlé dans mon livre Une éducation algérienne. Aujourd'hui, je sens que je suis mieux dans l'analyse et la réflexion. De plus, à mon âge, je crois que je ne suis plus en mesure de faire ce genre de travail. Mon rôle est de laisser des traces. Plus, on s'enfonce dans la forêt, plus il faut laisser des traces pour que les générations futures puissent avancer. Je m'y attelle autant que faire se peut. Ceci dit, bien que je reste réservée quant au travail politique, compte tenu de la situation de recul dans laquelle nous nous retrouvons aujourd'hui, j'admire ceux qui militent sur le terrain et je les encourage à continuer. Et si je vous demandais où est-ce que vous situez la femme algérienne par rapport aux autres femmes à travers le monde? Quand j'étais aux Nations unies, je disais toujours que la femme la plus discriminée était la femme suédoise, parce qu'elle a une conscience tellement aiguë de la liberté qu'elle se sent toujours discriminée. La question de la discrimination ne dépend donc pas seulement de la situation dans laquelle on est; elle dépend aussi de la conscience que nous en avons. D'ailleurs, on ne peut pas concevoir un combat, quel qu'il soit, s'il n'y a pas au départ une prise de conscience. La femme algérienne est, en la matière, un peu en retard en raison de tous les éléments qu'on a évoqués. C'est sur cette prise de conscience que nous devons agir. C'est à travers cette petite porte de la conscience que nous essayons de donner un sens à notre combat. Il faut absolument que la femme prenne conscience de son individualité.