Il s'agit d'un bel essai d'arrêter de transmettre un héritage névrotique et de suivre plutôt le bon chemin d'une philosophie de la vie. Le terme «quitter» son pays est toujours d'une atroce résonance. Un arrachement. Et lorsque son pays est l'Algérie et que sa ville natale Philippeville a retrouvé définitivement son nom d'origine Skikda à l'indépendance, c'est un déracinement qui mérite alors attention et écoute. Tel est, me semble-t-il, l'essentiel du message du livre Quatre soeurs, hier en Algérie, aujourd'hui, en France (*) de Frédérique Boblin, Ève Calo, Nelly Collet et Fabienne Rozotte. De plus, cet «événement» tel qu'il est rapporté constitue un si sérieux travail sur soi qu'il impose le respect. Ce n'est ni une thèse à propos de l'histoire des rapatriés français en 1962, ni une sorte de devoir de mémoire boursouflée pour attendrir - qui veut bien - grâce à quelque fantaisie d'écriture et à grands renforts de raisonnements. C'est un art de la mémorisation, une façon élégante, voire esthétique de se dire calmement les cassures ressenties, les vides de l'âme restés en soi, les cicatrices gardées, le courage qu'il a fallu pour se construire (ou se reconstruire) en France. L'urgence est de se prendre en charge, compter sur soi. Car enfin à quoi sert-il de ressasser les circonstances étranges du passé si l'on ne peut y échapper, si l'on ne sait y échapper, de se poser des questions qui ne répondent à aucune vérité psychologique : à qui la faute? Au coup d'éventail? À l'oeuvre coloniale? À la guerre d'Algérie? À la grisaille de la France? Au vide et à l'absence? À personne?... Voilà donc un récit, une confidence sincère de quatre soeurs (Frédérique, Ève, Nelly et Fabienne) qui ont, à près de cinquante ans, décidé de se raconter pour exorciser une peur que «le passé» leur avait donnée en héritage, maintenant que chacune d'elles, devenue adulte, «a planté ses nouvelles racines». Beau projet qui va réunir les quatre soeurs pour, précise Nelly, «écrire une partie de notre histoire. Cette histoire, quelle qu'elle soit, sera à nous.» Le récit se déploie au rythme des coeurs, régulièrement en puisant toute sa vigueur dans l'état d'âme de chacune des soeurs. L'aînée se rappelle: «Enfance heureuse, choyée, entourée. 1962, départ d'Algérie. Tout d'un coup plus rien. Une cassure. Le ciel gris. Cette chape de plomb. [...] En France, j'étais éteinte au lycée. Je n'ai aucun souvenir. [...] Le sentiment d'être de trop pour la société française. L'impression de ne plus rien sentir, ni les odeurs, ni le soleil sur la peau, ni les rires des copines. Plus rien, plus rien. Une mère déprimée, des soeurs, comme moi, sans ressort, des parents absents (pourquoi? Je l'ignore), un vide tant affectif que culturel.» Ève et Nelly (les deux jumelles) et Fabienne poursuivent allègrement leurs récits, tout en se situant dans la fratrie : histoire de leur famille (installée en Algérie à partir de 1830) ; enfance en Algérie (et escapade à Biskra, en Algérie indépendante) ; rapports interfamiliaux ; formation et engagement ; reconnaissance par le travail ; poids de la tradition ; recours à la thérapie pour vivre. L'ouvrage offre incontestablement une émouvante leçon de vie. L'Algérie coloniale a fait sans aucun doute des victimes innocentes mais elle a aussi paradoxalement éveillé des consciences. En somme, tout est dans la question que Frédérique, en proie à une vision trop affective pour comprendre l'évolution politique, se pose honnêtement: «Pourquoi n'ai-je jamais cherché à comprendre jusque-là?» Quatre soeurs, hier, en Algérie, aujourd'hui, en France Récits L'Harmattan, Paris, 2001, réimp. Collet, 2005.