Quand les mots avaient un sens, quand les émotions se vivaient dans la chair, avant de devenir poèmes, le monde faisait encore envie et valait que « l'on fasse plus d'un pas pour le conquérir», n'en déplaise à Pascal. Arthur Koestler n'avait pas encore écrit «Le zéro et l'infini», et Sartre flirtait, adolescent, avec des idées neuves sur «Le degré zéro de l'écriture» dont Roland Barthes accouchera, 25 ans plus tard, en tournant en rond avec les «Zéros» de Malek Haddad. Il n'osait pas encore exhiber ses «Mains sales» peintes sur le «mur» que «Les mouches» ont pollué à jamais. Les algérianistes avaient le vent en poupe, et l'égide de Gide poussait Camus vers l'asile confortable d'une Mère injuste que l'Absurde ne fait pas frémir. Mohamed Dib mûrissait des actes hautement condamnables, tels ces maisons trop grandes, ces incendies à relents criminels, et un «Métier à tisser» auquel Arachné donnera une dimension de rêve libertaire. Libérateur. La guerre se faisait sur le front inattendu d'une littérature de combat que Georges Bataille inaugurera dès 1931, dans «L'anus solaire», et clôturera en 1967, en décrétant qu'«il ne peut y avoir de paix aux frontières de l'Islam, tant qu'il y aura des non-musulmans» dans «La part maudite». Mais ni Bataille ni Mallarmé n'oseront suivre Mammeri dans sa «Traversée» érotico-mystique, ni Dib jusqu'au boudoir de «L'infante...». Chez nous, au plus haut des cimes de l'oralité, des femmes et des hommes s'essaient à l'écrit. Mais leur langue ne verbe pas «écrire». Alors, ils «accouchent». Leurs oeuvres sont alors des enfants qui refusent de grandir, par peur d'obsolescence sénile, et deviennent des «lieux de perdition pour des langues d'emprunt», ou «butin de guerre pour se dire, s'historiciser dans la langue de l'autre, et s'inscrire dans sa propre durée», pour résumer le «Diwan d'espoir et d'inquiétude» du collectif de femmes de l'I.L.E. d'Alger, département de français: Christiane, Zineb, Nora-Alexandra, Dalila, autant de prénoms, d'horizons divers, autant de promesses tenues, que réunit le réseau synoptique d'une «Nedjma» en «consomption stellaire» que Yelles maudissait en s'enivrant, jouissant du «rire embrasé de l'étoile». Pourtant, sur cette «terre des damnés,» où la mort et l'amour se disputent «le grand volume où ni le noir ni le blanc ne sont jamais changés», et sur lequel Dante opère sa «traversée de l'écriture», butinant aussi bien le Coran que Fardawsi d'Ispahan pour une « comédie divine » qui dotera l'Italie en devenir d'une langue nationale. Alors, Berlusconi... la belle affaire, Ici et maintenant se meurt l'acte d'écrire en plusieurs actes d'une scène. Les plumes se cachent pour mouri, comme des oiseaux honteux «d'être encore là, et d'occuper tant de place.» L'Algérie n'est pas un immense asile. Elle est une folie permanente aux accès trop bien gardés pour être dite avec des mots. Depuis dix ans, elle se dit avec du sang et des larmes. Des amours clandestines et des assassinats en public. Le moindre geste de tendresse est réprimé. Seule la haine a pignon sur rue. Jusqu'au jour où des policiers assureront la sécurité des jeunes amoureux en quête d'intimité, pour qu'enfin l'Algérien s'aime en tant que tel. Alors, sur les décombres des Mu'tazila et d'un Port Royal janséniste, nous planterons les fleurs nouvelles qui disent non aux charcutiers, bouchers et autres esthètes nés de la monstruosité d'un défunt XXe siècle.