Pour le prince héritier et son père, le soutien de Trump va encore coûter cher La déclaration faite au magazine américain Time est l'indice de sa détermination à prendre ses distances avec les choix antérieurs de son oncle, le roi Abdallah, et de son père, le roi Salmane, qui ont tous deux été partie prenante dans l'intervention en Syrie. Alors que la décantation de la situation en Syrie progresse de jour en jour et que le contrôle du territoire par le régime s'étend, voilà que le prince héritier saoudien, Mohamed Ben Salmane, en visite aux Etats-Unis, a défrayé la chronique, en reconnaissant pour la première fois publiquement, la défaite de son pays dans le conflit syrien. La phrase était censée anodine, mais elle a fait l'effet d'une bombe. Répondant au Time dans le cadre d'une interview sur son programme politique et les relations privilégiées avec le président Trump, Mohamed Ben Salmane a annoncé le décrochage de l'Arabie saoudite en Syrie, avec ce constat selon lequel «Bachar al Assad restera au pouvoir». C'est un revirement majeur de la politique saoudienne à un moment-clé du bras de fer qui l'oppose à l'Iran, accusé de soutenir les rebelles Houthis. Mais ce revirement n'est ni le fruit d'une brusque tentative d'adaptation au contexte régional qui voit la Turquie et l'Iran jouer un rôle de plus en plus déterminant aux côtés de la Russie ni la conséquence d'une remise en cause de la doctrine wahhabite. Mohamed Ben Salmane a un agenda extrêmement dense et sa tournée aux Etats-Unis, à l'invitation du président Trump, doit durer trois semaines compte tenu des nombreux rendez-vous diplomatiques et économiques que le prince héritier entend capitaliser, afin d'imposer sa marque personnelle à la politique du royaume et, par-là même, neutraliser les velléités de contestation, voire de résistance, auxquelles il pourrait être confronté. La déclaration faite au Time est l'indice de sa détermination à prendre ses distances avec les choix antérieurs de son oncle, le roi Abdallah, et de son père, le roi Salmane, qui ont tous deux été partie prenante dans l'intervention en Syrie. Pour bien marquer son ère, il n'hésite pas à provoquer un cataclysme en évoquant des sujets de politique étrangère loin des alcôves du palais royal. Innocente, cette sortie impromptue? Certainement pas car l'objectif est d'affirmer les nouvelles préoccupations saoudiennes qui concernent, d'abord et surtout, le Yémen où Riyadh espère toujours gain de cause, ainsi que l'Irak où sa présence tend à s'étoffer, face à la pénétration iranienne dans une population majoritairement chiite. Conscient d'être embourbé dans une guerre au Yémen, le Royaume saoudien ne cache pas sa détermination à en finir vite pour consacrer ses efforts à la rivalité qui l'oppose au rival iranien. La stratégie de Mohamed Ben Salmane, telle qu'elle a été exposée au président Donald Trump, vise à «réhabiliter» le régime syrien, avec à sa tête le président Bachar al Assad, pour prévenir le risque de sa dépendance totale en faveur de Téhéran, et ce en prévision d'un conflit ouvert au Liban. Mohamed Ben Salmane a laissé transparaître cette préoccupation dans l'entretien accordé au Time: «Je crois que Bachar a intérêt à ne pas laisser les Iraniens faire ce qu'ils veulent.» De là à dire que le prince héritier attend du chef de l'Etat syrien qu'il «travaille avec lui» pour limiter l'influence de l'Iran, c'est prendre les enfants du Bon Dieu pour des canards sauvages. Et pour cause, Mohamed Ben Salmane n'est ni stupide ni crédule, loin de là. Son souci est de minimiser les conséquences de plusieurs années d'affrontements, tout en se débarrassant de groupes extrémistes aujourd'hui vaincus et dont l'allégeance aux Frères musulmans n'est pas pour plaire à la monarchie wahhabite. A ce niveau, Riyadh craint tout autant la menace chiite que la contagion insurrectionnelle que pourrait porter la montée en puissance des groupes rebelles dans le sillage de l'armée turque, au nord de la Syrie. D'où la nécessité de renouer avec le président Bachar al Assad, quitte à un mea culpa discret. Pour l'instant, on n'en est pas encore là, mais les choix pourraient mûrir très vite. Autre donne qui inquiète le royaume saoudien et le prince héritier, le processus d'Astana dont les royaumes du Golfe sont évidemment absents et qui pourrait, à terme, consacrer l'avènement de l'Iran et de la Turquie comme les deux seules puissances régionales, chose dont Riyadh ne veut entendre parler à aucun prix. Comme la Syrie demeure un acteur incontournable dans la problématique libanaise face à Israël, par Hezbollah interposé vis-à-vis duquel elle a en outre une dette marquante, l'unique solution pour peser dans le contexte régional est bien de revoir en profondeur les rapports avec le président Bachar al Assad. Trop d'erreurs ont été faites entre 2011 et 2015, période durant laquelle le Qatar agissait seul, avec l'assentiment saoudien, pour dynamiter le régime syrien par groupes extrémistes interposés. La prudence puis les réticences du président Barack Obama qui n'a jamais penché pour une intervention des Etats-Unis dans le conflit, a proprement douché les illusions de Riyadh qui s'est retrouvé isolé face aux appétits qataris et turcs dont les groupes d'obédience Frères musulmans profitaient à grande échelle. Tandis que les factions modérées se retrouvaient marginalisées, celles qui agissaient au nom des pays rivaux de la région ont évolué dans l'opulence autant que dans la surenchère, laissant croire en leur capacité de faire de la Syrie un pays où la souveraineté deviendrait sunnite et l'alignement tributaire de la confrérie des FM. Des calculs qui n'empêcheront pas les trois instigateurs saoudien, qatari et turc de rassembler tous les groupes pour s'emparer d'Idlib en avril 2015 ̈, et même de menacer le fief du régime syrien, Lattaquié. Au bord de l'effondrement, Damas reprendra des couleurs avec l'intervention imprévisible de la Russie début octobre 2015, certes pour protéger la base navale de Tartous, mais aussi pour sauver un régime allié dont le rôle est indispensable à sa stratégie dans la région méditerranéenne. Cette intervention a bouleversé les rapports et les projections des trois pays. La Turquie se détourne d'Alep-Est, reprise par l'armée syrienne, et oeuvre au rapprochement avec Moscou pour préparer la guerre contre les forces kurdes soutenues par les Etats-Unis. Le Qatar, englué dans une crise avec les autres pays du CCG, va normaliser à son tour ses relations avec l'Iran et la Turquie pour se protéger des foudres saoudiennes et émiraties, quitte à peser sur Faylak al Rahmane et Ahrar al Cham pour leur départ de la Ghouta. Autant de revirement, autant de reniements même, qui rendent la partie belle au régime syrien et au président Bachar al Assad, soutenus sans faille par l'Algérie aussi bien auprès de la Ligue arabe que dans les instances majeures de la communauté internationale.