Dans «Trois visages», Panahi embarque tout son monde On stigmatise, on roue ces femmes «saltimbanques», Panahi les porte au pinacle en leur faisant fouler le tapis rouge et les marches du Palais du festival de Cannes. Lumière! Lorsque nous l'avions rencontré, en avril 2017, au «hasard» d'une réception privée, dans un des quartiers résidentiels de Beyrouth, Jaffar Panahi, le cinéaste le plus intéressant après Abbas Kiarostami, venait de voir un des anneaux de la contrainte juridico-administrative se desserrer. Un coup de fil, lui avait signifié que son permis d'exercer le seul métier qu'il savait faire et où il excellait, la réalisation, allait lui être restitué... Nous avions été heureux pour lui et pour le cinéma d'une manière générale. À vrai dire, Panahi n'avait pas cessé de tourner depuis qu'il avait été suspendu et menacé d'une lourde peine de prison. En effet, depuis 2010, il a pu réaliser... trois films, en inventant une nouvelle façon de mettre en façon, adaptée, aux rigueurs de la sentence du tribunal, en filmant dans son appartement (Ceci n'est pas un film), dans une maison (Closed Curtain), dans une voiture (Taxi Téhéran, Ours d'or à Berlin en 2015). Et voilà qu'en 2018, débarque à Cannes Trois visages, pour lequel Panahi élargi (relativement, bien sûr) a pu retourner dans la région de ses origines turkmènes, chez les Azéris, plus précisément, au nord-ouest de l'Iran, comme si conscient de sa fragilité, il avait éprouvé le besoin de sentir sur lui la baraka des aïeux, parents et grands-parents. Et il en avait apparemment encore besoin, car Afar Panahi, n'a pu faire le voyage à Cannes avec son film, en compétition officielle, n'ayant pas encore pu récupérer son passeport... C'est encore une perversité de la bureaucratie iranienne, reflet, en réalité, des luttes internes entre les courants conservateur et réformateur, ce dernier incarné par la mouvance de Hassan Rohani, actuel président de la République. Dans «Trois visages», Panahi embarque tout son monde, dans un voyage vers un village éloigné de la montagne azérie, à la recherche d'une jeune fille, Marziyeh, qui avait posté une vidéo, à sa star préférée des séries iraniennes, Behnaz Jafari, lui annonçant sa décision de se suicider. Dans la réalité, Behnaz est une vraie célébrité du petit écran, elle joue ici son propre personnage et c'est elle qui demandera à «Monsieur Panahi» (le réalisateur, donc) de l'accompagner dans ce périple, afin de vérifier s'il ne s'agissait pas plutôt d'un canular. La traversée de ces routes de montagnes sont autant de clins d'oeil à Kiarostami (on pense surtout au «Goût de la cerise»), mais aussi une allusion métaphorique à la pénibilité du trajet pour arriver jusqu'au but... C'est connu, les routes de montagne, par définition, empêchent tout horizon de se dessiner en perspective immédiate... La réalité iranienne de Panahi, mais surtout de ces femmes à qui il veut rendre hommage, est faite aussi de ces circonvolutions. De cet humour qui se niche dans le détail, culinaire ici, pour illustrer le machisme ambiant, dans ce village de montagne, où tout est fait pour le «confort viril» de l'homme, à travers le plat favori, ici, celui des rognons de boeuf... Sans concession aucune, Panahi ne se prive pas de reprendre une partie de ce vocabulaire sectaire à l'encontre des femmes, qui ponctue tout propos d'homme évoquant la femme. En bon manipulateur, le cinéaste fait une incursion dans le documentaire en mettant Behnaz Jafari face à ses fans, qui lui manifestent une sincère admiration, surtout les hommes, mais qu'il ne se prive, dans un cynisme bienvenu (oserait-on dire) de les mettre en porte-à-faux, en revenant à la fiction, et en les laissant déverser leurs considérations les plus rétrogrades, vis-à-vis de Marziyeh, cette candidate au suicide, qui veut en fait devenir actrice: «Une écervelée!», décréteront-ils de la manière la plus irrévocable qu'il soit, oubliant leur enthousiasme proche du délire lors de l'arrivée de la vedette du petit écran, Behnaz. Dans «Trois Visages», Panahi nous suggère que la jeune actrice contrariée, s'était réfugiée, en fait, chez une ancienne comédienne et danseuse adulée, avant l'avènement de Khomeini, par des millions d'Iraniens et qui vit retirée du monde depuis. Marziyeh aurait trouvé asile chez elle. Mais en fait, on ne la verra pas à l'écran... Comme si par cette présence-absence, assez deleuzienne en fait, Panahi, le cinéaste le plus doué et profondément politique de sa génération, voulait nous rappeler l'existence de ces destins de femmes bloquées par la propension des hommes à se sentir tuteurs absolus du devenir de la femme d'une manière générale, alors qu'il vit lui-même sous une domination écrasante qu'il feint, dans un bon nombre de cas, de ne pas voir. On stigmatise, on roue ces femmes «saltimbanques», Panahi les porte au pinacle en leur faisant fouler le tapis rouge et les marches du Palais du festival de Cannes. Lumière! Ce que n'aura pas réussi, la Française Eva Husson, avec «Les filles du Soleil» qui se voulait un témoignage sur le combat des femmes yezedies contre les hordes barbares de Daesh et qui, à l'arrivée, malgré la présence de l'Iranienne, Golshifteh Farahani, s'est révélée être une mièvrerie prétentieuse, parce que manquant d'ambition et de modestie et surtout de thématique. Un thème ne suffit pas pour faire un bon film, comme on le sait...