Pour l'instauration d'un Etat de droit Si aujourd'hui la situation politique en Algérie est contestée, c'est parce que l'instauration de l'Algérie indépendante est fondée, dès le départ, sur la puissance du pouvoir militaire et sur un droit qui consacre le principe de subordination. Penser l'avenir du Hirak et, aujourd'hui, la transition qui le conduira à faire aboutir la révolution en cours, dépend de la compréhension de l'objectif qu'il y a lieu de lui assigner, pour qu'il ne soit pas réduit à des slogans creux. En effet, si le projet est d'édifier une démocratie et un Etat de droit, cela revient à neutraliser toutes pensées et actions hégémoniques. Cette hégémonie est identifiable dans la pensée et la pratique de deux instances discursives qui traversent la situation politique actuelle: le discours militariste et le discours populiste, alliés naturels contre la démocratie. Elle est identifiable par les cibles qu'elles visent avec beaucoup de mauvaise foi: tamazight, la langue française, la femme. Ces points de fixation sont employés, sous couvert de la légitimité du discours révolutionnaire de 54 et de l'islamité du peuple, comme des tabous visant à intimider les démocrates et à empêcher leur expression libre. Pour un droit juste et équitable Si le discours est pour l'instauration d'un Etat de droit dans le cadre d'une démocratie, il est évident que cela ne peut se réaliser que s'il est question de développer une éthique qui engendrera des lois justes. La justice, éthiquement parlant, revient à protéger toutes les composantes de la société, toutes dimensions confondues, en neutralisant l'hégémonisme de la majorité. Autrement dit, la loi doit obliger la majorité à garantir aux minorités, de quelque nature que ce soit, d'accéder au droit de revendiquer leurs droits, de préserver leurs acquis, de travailler pour provoquer l'alternance au pouvoir. Toute majorité doit être par la loi empêchée d'activer des leviers artificiels, et donc injustifiables et injustes, pour oeuvrer dans le sens de l'immuabilité de la suprématie. Si aujourd'hui la situation politique en Algérie est contestée au regard de l'injustice qu'elle a engendrée, c'est parce que l'instauration de l'Algérie indépendante est fondée, dès le départ, sur la puissance du pouvoir militaire et sur un droit qui consacre le principe de subordination. Le sommet de la hiérarchie de l'Etat subordonne à sa volonté tous les autres niveaux intermédiaires et inférieurs, réduits de fait à l'obéissance et au suivisme. Les administrés au bout de la chaîne de domination se retrouvent sans droits et sans libertés. La gestion des affaires, sous cet angle de la domination, ne pouvait être menée que par la corruption ou la répression, les deux faces de la violence politique. C'est ce droit liberticide qu'il faudrait chasser de l'arsenal juridique à venir et surtout de l'esprit, non seulement des gouvernants, mais aussi d'une grande partie des administrés qui semblent l'intérioriser. Certes, les libertés doivent être conditionnées pour éviter l'anarchisme et les chevauchements agressifs des espaces de liberté répartis entre les uns et les autres. Mais la nécessité de l'ordre ne justifie pas que le sort de ces libertés soit mis entre les mains d'esprits revanchards. Discours populiste en circulation au sein du Hirak Au coeur même du Hirak se distingue un discours liberticide qui est en parfaite adéquation avec le discours militaire. S'ils visent en effet à renverser les pôles de domination entre l'institution militaire et la Présidence, ils ne militent aucunement pour l'avènement d'un Etat de droit, vu les contrevérités qu'ils font circuler. Il est dit, avec des raccourcis démagogiques, que Bouetflika a octroyé des droits au peuple amazigh et aux femmes, contre la volonté du peuple majoritaire qui ne se reconnaît dans ces dimensions: amazighité et féminisme. Maintenant que Bouteflika est parti, il est temps, revendique-t-il au nom d'un nationalisme et d'un islamisme étroits, de revenir sur ces droits et de les annuler. Or, Bouteflika n'a rien octroyé. Piégé par les contradictions de son discours réconciliateur, il ne pouvait, en ayant accordé des largesses aux islamistes, que céder à la pression populaire sur ces questions identitaires portées, au prix de sacrifices et de privation de liberté, par les démocrates. Le discours hégémonique de l'Etat, d'obédience militaro-nationaliste, s'appuie naturellement sur le discours populiste islamiste, arabiste, patriarcal, régionaliste, comme la base populaire qui lui permet encore de réprimer sans culpabilité ces expressions de liberté démocratiques. S'il y a lieu de relever cette alliance naturelle et objective entre le nationalisme de l'Etat de non-droit et l'islamisme, c'est parce que l'expression démocratique ébranle leur fondement hégémonique. Pour cause: tamazight et la femme, puisqu'ils en font un point de fixation, ont besoin d'un Etat de droit qui annule tout hégémonisme pour leur essor. Cette partie du Hirak qui agresse, symboliquement ou matériellement, les symboles de cette expression démocratique et qui concentre le débat autour exclusivement de la corruption et des détournements financiers ou de la moralité des tenants du pouvoir en place, participe, sciemment ou à son insu, de la consolidation de l'Etat de non-droit militariste qui a sévi depuis l'indépendance. Sous le prétexte fallacieux, parce que hypocritement employé, de moralisation de la vie publique, sur la base de préceptes islamistes et de préceptes détournés de la Révolution de 54, le projet de démocratie est mis à mal. La langue française: pour un discours contre-révolutionnaire L'attaque en règle contre la langue française, sous prétexte qu'elle est entretenue en Algérie par la France et ses relais algériens, est un autre biais qui légitime l'alliance antidémocratique et hégémonique entre nationalisme et islamisme. Cette langue a porté sur son dos tout le monde: les nationalistes, les révolutionnaires (54), les harkis, les islamistes, etc. Si aujourd'hui et comme toujours, le discours démagogique la réduit, contre toute logique historique, à un mode d'expression de la parole démocratique, il devient évident que l'argument vise à étouffer la démocratie. En assimilant celle-ci à un soutien français, se développe un contre discours révolutionnaire qui veut propager la fausse idée selon laquelle la France souhaite une démocratie en Algérie. Or, qui peut ignorer que les intérêts de la France sont intimement liés à un Etat non démocratique, un Etat de non-droit où il lui est permis d'obtenir tout ce qu'elle veut en dehors du champ de la légalité. Bien au contraire, c'est à l'abri du discours démagogique, tenu dans un parfait arabe, que toutes les concessions ont été faites à la France. Ce discours est contre-révolutionnaire parce qu'il est porté aussi par un islamisme qui affirme sa subordination à un autre hégémonisme: anglo-saxon, britannique et américain. L'anglais, qui doit remplacer le français, est intimement lié aux réalités politiques du Moyen-Orient et des pays du Golfe, modèles de gouvernance hégémonique et soumis au diktat des Etats-Unis. C'est dans un parfait anglais que les islamistes trouvent les espaces d'expression en Grande-Bretagne. L'anglais, sous cet angle, est le relais d'un islamisme, enclin à la soumission stratégique au discours hégémonique de l'Etat, pourvu qu'ils se rejoignent dans leur opposition à l'expression démocratique qui contrecarre leur hégémonisme fondamental. C'est cet hégémonisme qui fonde leur projection politique: l'attente d'un jour où ils renversent les pôles de domination à leur avantage. S'il est question de partir de l'idée préalable que les puissances mondiales ne cherchent qu'à nous exploiter, elles le feront quelle que soit la langue: française ou anglaise ou russe ou allemande ou chinoise, etc. En attendant... Le système déploie son arsenal juridique et répressif, il se régénère. La révolution en cours, à l'instar de celle de 54, ne peut se faire dans le cadre des croyances et de la magie. Elle a besoin d'esprits progressistes et matérialistes qui sont dans la projection de l'histoire et non dans le passéisme, qui sont dans la rigueur de la cohérence et de la pertinence, qui sont dans l'action transformatrice et non pas dans l'opportunisme et le fatalisme. *Professeur des universités et Docteur ès Sciences du langage au Département de français à l'Université Alger2