L'Expression: Le rapport Stora suscite une vive polémique entre les historiens et les politiques des deux pays respectifs, à savoir l'Algérie et la France. Quelle est votre première lecture de ce rapport? Jacques-Marie Bourget: Revenons-en à Shakespeare: «Beaucoup de bruit pour rien». Ce rapport est une opération cosmétique qui va s'effacer au fil de l'eau. Les Algériens ont tort de s'énerver, ils devraient plutôt rire de cette farce politicienne. Il suffit de s'informer sur l'auteur de ce rapport pour en comprendre la suite. Benjamin Stora est le prototype de l'intellectuel consensuel, celui que l'on convoque quand il faut enterrer une cause. Quel besoin de choisir un «pied-noir» pour se pencher sur les crimes de la colonisation? C'est culturellement étrange? Pourquoi choisir un homme qui, de 1968 à 1984, ce qui n'est pas rien, a été un militant trotskiste, c'est-à-dire, sur le plan idéologique un homme fidèle aux idées de ceux, des «Pablistes», qui, après 1962 «conseillaient» Ben Bella. Et qui a orienté la Révolution algérienne vers le mur? L'Algérie souffre d'une surdose de trotskisme. À propos de ce rapport, Françoise Vergès, la nièce de l'immense Jacques Vergès, parle de «négationnisme». Cela semble être une lourde charge, mais elle a raison. Stora tente de réécrire une histoire dans laquelle tout le monde serait gentil et tout le monde serait méchant. Il veut décrire un simple malentendu. La bombe du «Milk-Bar» aurait le même poids que les tueries et tortures de masse, que les corvées de bois, la «gégène» et le napalm. Il fait disparaître, ou presque, les victimes. Dès son premier pas, la colonisation est un crime qui, dès lors, n'a fait que s'aggraver. On ne peut sortir de cela et cette réalité n'apparaît pas dans les pages de Stora. Pages écrites non pas pour établir l'histoire, mais pour satisfaire les desseins d'Emmanuel Macron, son commanditaire. En acceptant cette charge, qui va certainement lui mériter de grimper dans l'ordre de la Légion d'honneur, Stora savait qu'il n'allait rien faire d'autre que de la politique franco-française. A partir du moment où la France s'est légalement auto-amnistiée des crimes commis contre l'Algérie, comment les dénoncer? Le rapport ne fait aucunement allusion aux crimes coloniaux. Peut-on plaider pour une réconciliation de la mémoire sans la reconnaissance desdits crimes? Il y a une seule allusion à un «crime», elle tombe bien puisque c'est le mot utilisé par Macron pour qualifier la colonisation. Stora méprise la cruauté des faits et opte pour un langage «psy»: «mémoire enflammée», «mémoires blessées», c'est justement la mémoire qui parle aussi chez Stora auquel une bonne séance de psychanalyse (ah, le poids du syndrome post-traumatique!) aurait été utile. Personne n'aurait pensé à commander un rapport sur l'Algérie à Albert Camus! Stora évoque le mot «repentance», pour le considérer comme inutile. Mais pourquoi emprunter ce mot qui appartient au vocabulaire chrétien, à celui de la confession et qui n'a pas sa place dans les relations entre Alger et Paris. Les Algériens n'ont pas besoin de «repentance» mais de reconnaissance, d'excuses et de réparations. Alors qu'une Guerre d'Algérie, «light» et «soft», se poursuit en France contre une partie de la population issue du Maghreb, la production de Stora a pour objectif de calmer toute cette jeunesse «issue de l'immigration». Jeunesse à laquelle on pourrait dire: «Voyez, nous nous intéressons à votre tragique histoire...» Que vise le rapport Stora à travers l'approche développée qui consiste à faire de la mémoire une espèce de démarche équilibriste où la victime et le bourreau se partagent la lourde histoire coloniale? Le rapport Stora ne vise pas à établir la paix dans les âmes et les coeurs, c'est un simple acte politique, un outil de Macron dans sa stratégie électorale. Pour la présidentielle de 2022, «les voix des Français originaires d'Algérie» ne sont pas négligeables. Il faut à la fois faire taire l'extrême droite et son refus de toute «repentance», tout en passant au ripolin la mémoire de l'histoire coloniale! Vaste programme. L'allusion au sort des harkis va dans ce sens. Il serait utile au président que les nostalgiques de l'Algérie française ne puissent utiliser comme argument, le «malheur» des harkis. Alors que la situation de ces supplétifs n'est que franco-française. Et Stora semble ignorer qu'aucune loi n'interdit à un harki de rentrer en Algérie, s'il le souhaite... Ne pensez-vous pas que la France officielle a de tout temps fait de la question mémorielle un instrument politicien et électoraliste? La signature d'un «Traité d'amitié» entre la France et l'Algérie est un vieux leurre que l'on sort du magasin des accessoires en période électorale. Cette fois il prend la forme de ce mistigri produit par Stora. Le geste même de ce rapport est néocolonial. C'est le bon maître, certes un peu brutal, qui s'en vient proposer une forme de charité à sa victime. Un authentique travail ne devrait se pencher que sur la seule exaction française, 150 ans de colonialisme. Au lieu de venir nous dire: «Il y a des torts des deux côtés». Stora devait tenir compte que le devoir de l'opprimé est de se révolter. Certains qualifient le rapport de Stora comme étant l'expression des ultras qui ont toujours du poids dans les rouages du pouvoir français. Etes-vous d'accord avec cette lecture? Bien sûr. L'objectif est bien plus de priver l'extrême droite de certains arguments que de mettre à nu le passé français. «Les bienfaits de la colonisation» sont toujours une arrière-pensée. Durant les «années noires», la manière dont l'Algérie a été diffamée par les «intellectuels» et politiciens français, alors qu'elle était victime du terrorisme islamiste (encouragé par Washington), est un bon indicateur de cet éternel désir de revanche après une guerre perdue par la France. Pourquoi la France a peur d'assumer son histoire coloniale et ses crimes contre l'humanité? Parce que, dans certains esprits, l'Algérie est maintenant «en France», regardez le succès d'Eric Zemmour, un chroniqueur condamné pour racisme, qui reçoit la protection d'Emmanuel Macron à la moindre menace. L'ignoble théorie du «grand remplacement» est une fake news qui marche. On ne va pas reconnaître des crimes alors que les enfants des victimes sont dans «nos» rues. Et il y a aussi le poids de l'armée française, elle qui a perdu toutes les guerres depuis 1918, ses responsables sont des gardiens de la mémoire forcément exemplaire. Quelle est la solution idoine qui pourrait être salvatrice quant au règlement définitif de la question mémorielle entre l'Algérie et la France? Avec ironie je pourrai répondre: «quand un Algérien ou une Algérienne, d'origine, présidera la République française.» Plus sérieusement tout pas en avant dépend de la France. Si les citoyens français, «issus de l'immigration», prennent plus fermement en main le traitement de l'histoire de leurs «racines», la France devra évoluer plus sérieusement. Je note seulement, et tristement, que Stora a répondu à la figure imposée: dans tout «bon» rapport, il faut une solution gadget. Ici, que la mémoire de l'admirable Gisèle Halimi, qui n'a rien demandé à personne, me pardonne, mais proposer le transfert de ses cendres au Panthéon est une insulte. Elle démontre la petitesse et la méconnaissance intrinsèque qu'il y a chez Stora. Louise Michel est-elle au Panthéon? Et tant qu'à faire, il aurait été plus courageux de proposer le transfert du cercueil de Jacques Vergès, engagé dans la Libération avec les FFI de De Gaulle, puis instrument de pointe de la Révolution algérienne. La duplicité aidant, lancer le nom de Gisèle Halimi c'est pratiquer l'«en même temps» (formule chère à Macron), le moyen de satisfaire aussi les féministes. Reste que l'indicible sort que la France a fait subir à l'Algérie ne pourra jamais être expliqué, puisqu'il est inexplicable. Mais il pourrait être compris si la barbarie coloniale était froidement décrite. Pour cela il faudra attendre.