L'Expression: En matière de recherche universitaire, du monde de l'édition, des médias, des colloques et débats...etc. Quelle est la place réservée en France aux questions de mémoires et d'histoires communes entre l'Algérie et la France, ces dernières années? A-t-on facilité l'accès aux archives et aux moyens à la disposition de chercheurs, de journalistes... etc.? Tramor Quemeneur: Le travail historique a éclos sur la guerre d'indépendance algérienne au cours des années 1980, avec notamment la thèse de Benjamin Stora, mais aussi d'autres historiens comme Guy Pervillé. Ce travail historique a commencé à se renforcer au cours des années 1990 et surtout 2000, avec une nouvelle génération de chercheuses et chercheurs, dont Sylvie Thénault, Raphaëlle Branche... En ce qui me concerne, j'ai soutenu ma thèse sur les désobéissances de soldats français dans la guerre d'Algérie (insoumissions, désertions, refus d'obéissance) en 2007. Les travaux ont continué à se multiplier dans les années 2010, en bénéficiant de l'ouverture des archives. Mais parallèlement, se sont développés des travaux sur l'étude des mémoires de la guerre d'Algérie: comment les mémoires ont-elles été véhiculées dans nos sociétés depuis l'indépendance. Ici, Benjamin Stora a une nouvelle fois réalisé un travail précurseur avec son livre La gangrène et l'oubli, datant de 1991. Depuis, certaines recherches ont concerné la production artistique (romans, films, théâtre, arts plastiques) et sa réception dans nos sociétés. Qu'est-ce que l'art dit de notre histoire franco-algérienne, de la colonisation, de la guerre d'indépendance? Enfin, plus récemment, un nouveau champ de la recherche s'est ouvert: c'est celui de la transmission. J'avais participé à un programme de recherche européen sur les post-mémoires de la colonisation en 2016-2017 dans lequel j'analysais les mémoires que les descendants de ceux qui avaient vécu la guerre d'indépendance (appelés, Algériens, pieds-noirs, harkis...) portaient sur ce conflit qu'ils n'avaient pas connu puisqu'ils étaient nés après. Vous voulez dire que cette transmission des mémoires existe au sein de la société? Nous observons, en effet, une mémoire qui est portée par ces descendants et qui est héritée des parents, même dans les non-dits. Raphaëlle Branche vient de publier un livre sur cette transmission chez les appelés (Papa, qu'as-tu fait en Algérie) et Paul Max Morin sort aussi le livre tiré de sa thèse (Les jeunes et la guerre d'Algérie). L'étude de la mémoire, ou plutôt des mémoires, est donc un nouveau champ de recherche très important, à l'intersection de l'histoire, de la sociologie, de la psychologie et de l'histoire de l'art. Ces recherches sur la mémoire sont moins tributaires des problèmes d'accès aux archives (quoique le recours aux archives peut être intéressant sur certains objets très contemporains qui concerne les mémoires). Plus globalement, d'importants progrès ont été réalisés en France sur la question des archives: il existe une très grande ouverture depuis 2012: les archives dites sensibles, qui concernaient la protection de la vie privée ou la sûreté de l'Etat devenaient consultables 50 ans après la fin de la guerre d'Algérie. L'Instruction gouvernementale interministérielle (IGI) n°1300 a demandé de déclassifier tous les documents classés «secret-défense» avant de pouvoir les communiquer, ce qui a considérablement entravé les possibilités de consultation. Mais depuis 2021, l'accès est à nouveau largement ouvert. C'était une des préconisations du Rapport Stora. Nous avons donc de grandes facilités de consultation des archives, qui sont accessibles gratuitement sur simple demande. Ce qui fait le plus défaut maintenant, ce sont les étudiants pour travailler sur ces sujets et encore plus d'enseignants-chercheurs et d'institutions pour encadrer ces étudiants. Puissions-nous avoir les conditions nécessaires pour mettre en valeur notre histoire commune, dans toute sa dureté mais aussi dans toute sa complexité!