La surpolitisation de l'école a commencé avec l'arrivée de milliers d'Egyptiens, sans qualités professionnelles, ni compétences, qui ont transformé l'école en une vaste zaouïa sans compter cette arabisation précipitée et irréfléchie. L'information est têtue. Plus de 10.000 jeunes Algériens n'ont pu passer toutes les épreuves de sixième. C'est grave et suggère de sérieuses discriminations au niveau social. Le Sud et certaines autres wilayas se trouvent marginalisés et exclus d'une citoyenneté déjà biaisée. Ce phénomène d'exclusion affecte également d'autres secteurs (université, emploi...) qui vivent à l'aune de l'incertitude. La situation appelle un véritable SOS d'autant plus que la misère touche, investit tragiquement un espace symbolique fondamental de la vie sociale: le système scolaire et universitaire en déshérence. La crise de l'école préfigurerait tout simplement celle de la société et altérerait tout développement possible. Mostefa Lacheraf avait raison de fustiger dans ses textes de 1977 et dans son ouvrage Des noms et des lieux cette école «sinistrée», comme, d'ailleurs, Abdellatif Rahal, alors ministre de l'Enseignement supérieur, avait fait déjà vers la fin des années 70 un diagnostic très alarmant de l'université. Rencontré à Paris en 1985 au siège de l'Unesco, il nous avait brossé, après un entretien sur cette organisation publié dans Révolution Africaine le même constat tout en esquissant certaines pistes possibles de sortie. Aujourd'hui, ces deux espaces connaissent une effroyable misère à tel point que l'université n'a même pas réussi à se faire reconnaître au niveau africain, occupant, selon une récente étude, la queue du classement. Décidément, on n'arrête pas encore de parler de l'école et on utilise souvent des adjectifs extrêmement négatifs pour la qualifier. Le débat sur le système éducatif ne date pas d'aujourd'hui, mais a toujours intéressé les élites de ce pays. Même les textes «fondateurs» de la République comme le programme de Tripoli, les Chartes d'Alger et nationale (deux versions, 1976 et 1986) insistent sur la nécessité de mettre en adéquation l'école avec les nouvelles réalités nationales. Le débat est ancien C'est vrai que parmi les rédacteurs de quelques-uns de ces textes fondamentaux figurent des noms qui ont de tout temps lutté pour de profonds changements dans ce domaine. Lacheraf, Harbi, Rédha Malek...étaient parmi ceux qui défendaient l'idée d'une école ouverte au monde et marquée du sceau de la «modernité». Mais au même moment, un autre courant cherchait par tous les moyens à donner à l'école une dimension nationaliste marquée du sceau du baâthisme. Ces deux tendances qui ont de tout temps caractérisé le fonctionnement de l'Etat algérien ont, en quelque sorte, servi d'espace de neutralisation de toute possibilité de changement. Le conflit date essentiellement des années 1956-57. On retrouve d'ailleurs des traces de ces chamailleries dans les deux éditions d'El Moudjahid de la lutte armée dans ses deux versions française et arabe. Après l'indépendance, les Algériens héritaient des structures de l'Etat colonial et de l'école française et reproduisaient le discours de cette école sans chercher à transformer concrètement les choses. On avait, certes, changé de vocabulaire comme on avait commencé à parler d'«école socialiste» et de la «nécessité» de faire de l'école une sorte d'annexe d'une «révolution» en sursis et en attente d'une légitimité à tel point que la RTA de l'époque ne se privait pas de ressasser, sans honte, les images de petits élèves répétant des slogans «révolutionnaires»(révolution agraire, gestion socialiste des entreprises...) et récitant des textes débiles à la gloire de causes politiques. Cette surpolitisation de l'école a commencé avec l'arrivée de milliers d'Egyptiens, sans qualités professionnelles, ni compétences, qui ont transformé l'école en une vaste zaouïa sans compter cette arabisation précipitée et irréfléchie qui a permis à des milliers d'enseignants, à peine alphabétisés, venus de medersas marqués par un regard traditionnel, de faire la pluie et le mauvais temps d'une école condamnée à une sorte d'espace de compilation et d'inintelligence. Malika Greffou a eu le courage de dénoncer ce conditionnement idéologique qui marque l'espace éducatif dans un ouvrage qui démonte les mécanismes du fonctionnement de ces constructions symboliques qui bloquent l'intelligence de l'élève et le transforment en une sorte de zombie. L'école a, de tout temps, été le lieu de polémiques idéologiques interminables. Ainsi, quand Mostefa Lacheraf et Abdellatif Rahal voulaient, à la fin des années 70, changer les choses au niveau de l'Education nationale et de l'Enseignement supérieur, ils avaient été traités de tous les noms. Une levée de boucliers marquait les lieux. Abdellah Cheriet s'attaqua publiquement à l'auteur d'Algérie, nation et société. Jamais, dans l'histoire de la presse algérienne, un ministre en fonctions n'avait été ainsi attaqué dans les colonnes d'un journal. C'était une première. Lacheraf était une exception, il avait dérangé beaucoup d'intérêts à un tel point que Boumédiène menaça ouvertement les députés de dissoudre la chambre d'enregistrement, en l'occurrence l'APN, au cas où ils continueraient à demander le départ du ministre de l'Education. Les maux identifiés Lacheraf dut démissionner et les choses continuèrent leur chemin. On n'arrêtait pas de parler d'«école sinistrée», pour reprendre Boudiaf ou de «fabrique de terroristes». Tout a été dit. Tous les ministres ont parlé de réformes. Des conseils ont été créés avant d'être dissous pour être remplacés par une commission nationale pour la réforme de l'école. Les maux sont identifiés, il reste des remèdes efficaces à appliquer courageusement. Un grand chef d'Etat disait qu'un bon responsable est celui qui n'a pas peur de prendre des mesures impopulaires. Lacheraf et Rahal ont, certes, été obligés de partir mais ils proposèrent une médication délicate et douloureuse mais qui pouvait sauver quelques meubles. Le système éducatif est malade de responsables qui cherchent à tout prix à conserver leurs postes et à contenter tout le monde, sans chercher à prendre des décisions fermes et énergiques. Aujourd'hui, les choses sont très graves. Toute l'architecture scolaire est menacée d'inanition. Ainsi, l'université, piégée par une algérianisation démagogique et ruineuse, fonctionne comme une crèche avec plus de 50% du corps enseignant constitué d'assistants et d'associés, c'est-à-dire d'enseignants ayant la licence. La documentation est squelettique. D'ailleurs, les structures existantes, prisonnières de schémas dépassés, posent très rarement de manière sérieuse les questions de la recherche et de l'encadrement extrêmement pauvre et trop peu qualifié. Nous avons affaire à une université- trabendo à tel point que beaucoup se posent la question de l'utilité de ce type d'institutions dans notre pays dans les conditions actuelles. Cette propension à ouvrir des universités un peu partout sans prendre en considération les conditions minimales indispensables à la construction d'un espace d'enseignement supérieur. Ainsi vont les choses dans des universités sans revues et sans véritables équipes de recherche, avec des professeurs et des maîtres de conférences qui n'ont jamais publié et qui assurent le même cours depuis leur recrutement. Les débats sur l'école dépassent le cadre d'une structure aussi aléatoire, ils interpellent toute la société. Pour la première fois, le ministère de l'Education nationale reconnaît l'existence d'une école à plusieurs vitesses et d'une injustice flagrante pénalisant le Sud et certaines régions. Certes, le constat vaut pour de nombreux secteurs où les petites gens vivent la mal-vie et la déshérence au quotidien. Ainsi, il n'est pas rare de voir des bambins faire des kilomètres à pied pour rejoindre leurs établissements scolaires, appelés à un âge où on suce encore les bonbons, à venir applaudir telle ou telle personnalité politique, à porter des cartables plus lourds que leurs corps frêles, à subir des programmes souvent non adéquats et à suivre les cours d'enseignants non recyclés, peu formés pour la prise en charge d'une classe. Le monde rural est un lieu où l'école semble à l'abandon, trop peu attirante, marquée par l'absence des moyens nécessaires à son fonctionnement normal. Au contraire, l'insécurité et les maux sociaux commencent à investir sérieusement l'univers scolaire délaissé, sans perspective et condamné à reproduire l'injustice et les discriminations sociales. D'un côté, classes surchargées, enseignants peu qualifiés, mal payés, exagérant sans fin la dispense de cours particuliers pour parvenir à grossir leurs fins de mois et de l'autre côté, des écoles et lycées quelque peu privilégiés avec un nombre convenable d'élèves, des moyens pédagogiques nécessaires et aussi des écoles privées engendrant une discrimination condamnée à se reproduire. D'autres n'ont rien trouvé que d'envoyer leurs enfants entreprendre leur scolarité à l'étranger. Pierre Bourdieu avait bien raison de relever ce phénomène dans ses textes. Il nous avait déjà entretenu, il y a quelques années, de ce système scolaire et universitaire algérien à plusieurs vitesses et «biodégradable» pour reprendre son propre terme.