Maître de l'image et poète du langage, Khelil, photographe devant l'Eternel, a commis les plus belles images des immensités ocres du Sud algérien. A 65 ans, Abdeslam Khelil, qui tient sa galerie d'art photographique à Alger, a abandonné depuis près d'un quart de siècle son appareil photo qui l'a fait vivre et s'accomplir. Quel Algérois ne s'est jamais arrêté, l'espace d'un instant, derrière la vitre de sa galerie, rue Didouche Mourad? Tous n'osent pas entrer, tant paraît sombre l'intérieur, mais l'artiste est là, au milieu de son sanctuaire photographique, hors du monde et au coeur du monde. «Quel que soit l'endroit où je débarque, j'y vais avec ma propre matrice, ma propre personnalité, mon propre destin», affirme-t-il. Khelil est de ces personnages loquaces, inlassables dans leur flot vivant de paroles, dont chaque mot, chaque phrase vibrante, est pourtant toujours gonflé de sens, car s'il rend attentive l'oreille du visiteur au récit de sa vie et de son oeuvre; il sait aussi donner à qui veut l'entendre la mesure du poids, comme de la beauté, de l'existence. Quelquefois, il s'emporte souvent, il étonne. «C'est un personnage ambigu, qui a connu son heure de gloire, puis une sorte de dépression», souligne un des ses amis, le journaliste et ethnologue français Jean-Yves Loude, qui décèle en lui une beauté toute romanesque. «Quelquefois, les gens le prennent pour un illuminé, mais il a marqué son temps.» Enfant du Sud à la peau sombre, Khelil a grandi dans l'innocence et l'insouciance au milieu de ses quatre frères et de ses quatre soeurs, à l'ombre de l'oasis de Ouargla. Louveteau, il n'avait jamais l'oeil indifférent lorsqu'il voyait son chef de troupe manipuler cette boîte étonnante, un appareil photo qui attisait la curiosité et l'envie. Dans sa Casbah natale, il disposait d'ailleurs d'un matériel photographique moderne, car son frère aîné, qui s'intéressait tant aux appareils photo dernier cri qu'aux Peugeot 203, D 19 et autres voitures convoitées, l'avait tôt pris comme assistant. Pourtant, Khelil se revendique «autodidacte». A dix ans déjà, il s'était mis en scène pour prendre un de ses premiers clichés noir et blanc. En évoquant ce souvenir, le photographe imite joyeusement le geste qui lançait le déclencheur à retardement. Sur les pistes du Sahara, à bicyclette, puis à mobylette, Khelil commence à aviser les dunes, scruter les horizons. C'est en 1965 qu'il se lance dans sa première traversée désertique, en rejoignant Djanet. Les tribus sahariennes l'adoptent, lui que leurs chefs considèrent comme un enfant de la nature. De ses errances entre les dunes, sont nés plus tard ces «tableaux photographiques qui défient le temps», comme l'avait si justement commenté Jean-Yves Loude, lequel était venu le rencontrer pour un feuilleton littéraire à la fin des années 80. France Culture lui consacra alors une émission, le Progrès de Lyon ses colonnes. La voix est rauque, le ton solide, mais lorsque Khelil évoque le Sahara et ses lieux oniriques qui ont donné tant de leur âme à ses images, tout s'adoucit. Le photographe extirpe d'une de ses grandes malles de bois -qu'il a lui-même fabriquées- une photo d'une palmeraie qu'il connaît bien. Dans le silence d'une nostalgie passagère, il caresse du doigt le papier glacé. Longtemps, il a songé à s'installer là-bas, un jour, seulement après avoir acheté un bel appareil photo italien, ôté le trop-plein de sable et aménager son humble potager. Peut-être est-ce ici un rêve plus grand que lui-même, qui se cristallise en cette image où les ombres semblent lumières: «Pauvre vieux, il manque d'eau», s'attendrit-il sur un des palmiers. Bien que musulman, l'homme paraît pétri d'un certain héritage animiste. De l'infime détail -quelques herbes sèches sur un sable pur- aux visages tannés, chaque photo du désert donne sa part d'émerveillement. «Au Sahara, les gens n'ont rien à vous prouver, ils savent ce qu'ils sont», affirme l'artiste, qui a vu dans leurs yeux «le regard de l'autre qui vous aime, qui n'est pas hostile, qui est tout prêt à se donner.» A travers ses photographies, toutes en noir et blanc, vibre la vie, et toute la profondeur de l'être transparaît. Les regards des Touareg frappent le coeur, ils assaillent l'esprit. Il faut pousser au moins une fois la porte de son austère galerie, qui sent le Sud. C'est à l'Indépendance que Khelil a décidé de l'installer, dédaignant son simple magasin. «Je ne voulais pas seulement acheter des flashs, développer des pellicules, mais créer une galerie pionnière», raconte-t-il. Sauf qu'en 1980, le lieu dédié à l'art s'enflamme, sans que l'incendie ne lui ravisse cependant ses nombreuses photographies qu'il «n'aurait pas pu refaire». Depuis lors, délaissant son appareil photo, l'homme imagine et recrée cet espace, ouvert à la rencontre, retiré sur lui-même. «Abdeslam Khelil fait partie du patrimoine de l'Algérie, estime Jean-Yves Loude, qui regrette qu'aucun ouvrage sur lui n'ait encore vu le jour. Si elle ne s'en rend pas compte, il passera dans la trappe de l'histoire, comme tant d'autres.» Au fond de sa galerie, près d'un filet tendu en l'air, sur lequel s'amoncellent de curieux rectangles de bois, sorte d'ex-voto où il rend hommage à ceux qu'il honore, et l'un ou l'autre livre sur le Sahara, Khelil aime à s'asseoir par terre pour méditer. Solitaire, empreint d'une sagesse qui rend gloire à Dieu et rend service à l'homme, il puise sans doute dans cet isolement ses messages d'humilité. «Ce n'est pas du domaine du pouvoir humain, la Vie. Je n'aime pas voler ou faucher Dieu, je veux accomplir mon noble devoir d'humain», s'anime le photographe. Son devoir d'humain serait aussi que ni ses photos, ni ses propos ne puissent perdre ne serait-ce qu'une once de leur valeur, car ce n'est pas seulement son oeuvre, mais tout son être qui trahit l'éternité.