«Nous avons besoin de deux garde-fous: une stricte surveillance des banques, de la distribution des crédits. Nous devons mettre fin à la spéculation avec l'argent des autres», Roosevelt, en 1933. Il y a quelques jours de cela l'actualité a rapporté, une fois de plus, les dérives d'une mondialisation et d'un capitalisme immoral. Jugez-en plutôt: Un jeune boursicoteur, autrement dit un trader, a «fait sauter la banque» en l'occurrence la Société Générale française en lui faisant perdre près de 5 milliards d'euros par de simples «clics d'ordinateurs» en spéculant d'une façon malheureuse. C'est une crise sans précédent, écrit Bruno Abescat, qu'a affrontée la deuxième banque française après la découverte d'opérations frauduleuses à l'origine de pertes colossales. Depuis, l'affaire prend une dimension nationale. Retour sur une histoire qui n'a pas livré tous ses mystères. Albert Spaggiari peut aller se rhabiller! Le cerveau du «casse du siècle» survenu à la Société Générale de Nice, en 1976 -et son butin de 50 millions...de francs- a tout aujourd'hui d'une «demi-portion», comme aurait dit Michel Audiard, qui s'y connaissait en mauvais garçons. Le 18 janvier, le braqueur de coffres-forts a trouvé son maître: Jérôme Kerviel, 31 ans, trader et employé de la Société Générale, tenu pour responsable par la banque au logo rouge et noir d'une perte abyssale de 4,9 milliards d'euros. La plus grande malversation de l'histoire financière. Une fraude unique dans les annales.(1). Sentiment de puissance En quelques heures, la nouvelle et la photo du jeune homme ont fait le tour de la planète. En quelques jours, l'affaire a déstabilisé et fragilisé la Générale, l'une des institutions bancaires les plus prestigieuses et les plus puissantes. Tout a basculé le vendredi 18 janvier. L'inspection des risques relève alors des anomalies dans les opérations de Kerviel. Des contrôles supplémentaires sont aussitôt lancés. Il faut démêler l'écheveau, en l'occurrence, identifier l'ensemble des positions prises par le «Mozart de l'informatique». Au fil des heures, le «trou» ne cesse de se creuser. «A ce moment-là, confie un banquier d'affaires, ils ont franchement paniqué et se sont vus dans un remake de la Barings.» En 1995, la vénérable banque britannique, victime des agissements d'un de ses courtiers, Nick Leeson, a été rachetée en catastrophe par le néerlandais ING. Daniel Bouton, le président, propose sa démission. Mais, «dans ces circonstances exceptionnelles», le très sélect aréopage préfère le maintenir à la tête de l'entreprise. Pour faire bonne figure, le président et son directeur général renoncent à leur bonus de 2007 et à leur salaire jusqu'en juin 2008. Devenue une vraie proie, c'est désormais l'indépendance même de la maison qui est en jeu. Tout comme les jours de son président paraissent comptés...«Ni arme ni violence et sans haine», avait écrit Spaggiari sur le mur d'un des coffres éventrés. Jérôme Kerviel, lui, n'a laissé aucun message sur son ordinateur. Mais ses manipulations auront été autrement dévastatrices.(1) Pour comprendre l'état d'esprit des traders, écoutons les explications du Pr Thami Kabbaj, auteur d'une «Psychologie des grands traders»: Les traders bénéficient d'une position de supériorité hiérarchique face à ceux qui les contrôlent. D'où une possible indulgence de leur part, et un dangereux sentiment de toute puissance. Le monde des traders et des salles de marchés est un «système de castes» qui démarre dès les grandes écoles. Il décrit les salles de marchés comme un univers de «dominants» et «dominés», où les membres du front-office -les traders- sont dans une position de supériorité hiérarchique face à ceux du middle-office (contrôles des opérations) qui cherchent à atteindre ces postes prestigieux «qui font rêver». D'autant plus qu'une partie non négligeable de leurs rémunérations et bonus dépend de la performance des traders, les rendant encore un peu plus enclins «à fermer les yeux» sur certaines pratiques, ajoute-t-il.(2) Le scénario idéal voudrait pourtant que «pour contrôler un trader il (faille) avoir été trader», regrette-t-il. Au-delà de ces indulgences et de ce système de domination, Thami Kabbaj estime également que le mythe du trader joue un rôle prépondérant. «Ce mythe lui donne une grande marge de manoeuvre. Cela a été le cas pour Nick Leeson à Singapour, dont les collègues considéraient qu'il ne pouvait pas avoir tort», dit-il. Nick Leeson est le trader vedette qui a provoqué en 1995 la faillite de la banque britannique Barings après avoir perdu 1,4 milliard de dollars sur des produits dérivés. «Et puis les salles de marchés sont un monde où l'ego a une place centrale, où l'on peut être pris d'une sensation de toute-puissance».(2) Selon l'hebdomadaire satirique Le Canard Enchaîné, Sarkozy serait très mécontent de la débâcle, orchestrée à partir de Londres, de la Société Générale. Il s'est lancé dans «une critique en règle du libéralisme digne de la Fête de l'Huma»: «Tout le monde s'incline devant les salles de marché. On a inventé des mots comme titrisation. On a tout mutualisé et on ne sait plus qui garantit les risques.» Le Canard est au bord de l'indignation qu'un «ancien chantre de la libre entreprise» puisse déclarer qu'il «faut sortir d'un capitalisme sans transparence où l'innovation dans les systèmes bancaires a conduit à donner le pouvoir aux spéculateurs plutôt qu'aux entrepreneurs.»(3) Bernard Maris, professeur d'économie à Paris VIII, dénonce le système actuel et appelle à un contrôle strict des banques. Ecoutons-le: «On dit toujours que c'est un cas isolé. Nick Leeson, qui a fait tomber la Barings en 1995, était un joueur qui essayait de se refaire. Jérôme Kerviel serait un amateur de Playstation financière qui n'aurait rien gagné. Ce trader n'a rien d'un Arsène Lupin des temps modernes, plutôt le symbole d'une finance folle. En voilà une histoire magnifique, révélatrice d'un monde qui conjugue l'irrationalité de l'informatique et du virtuel...»(4) Les nouveaux travers vivent dans une double bulle: financière et personnelle. Ils n'ont aucune idée de ce qu'ils font, prennent des options sur des cours boursiers pour le plaisir de jouer, de spéculer. Ils évoluent dans un autre univers qui loue la mythologie de la finance. Ils se considèrent comme au coeur du monde, bercés par l'illusion de l'âge d'or de l'argent facile. Ils vivent dans Second Life, créant leur propre univers sur lequel ils règnent en maîtres...A juste titre: on commence à comprendre ce qu'est une banque avec ses hauts dirigeants. Un mélange d'irresponsabilité et de cupidité. Avec un saupoudrage de vague à l'âme quand les banquiers appellent à la morale. Là, on peut commencer à rire... Beaucoup tiennent de clowns tristes, assis sur un fonds de commerce incomparable fait de l'énorme masse de petits clients. Ils jonglent avec la gestion des comptes, qui pèse pour la moitié de leurs fonds propres, alors qu'ils devraient se contenter de gérer l'épargne en «bons pères de famille». Ils spéculent, «prennent des positions» avec un effet de levier furieux, externalisent certains de leurs comptes via des centres offshore, des paradis fiscaux, échappant à tout contrôle. Et ils ne savent même pas, la plupart du temps, ce qu'il y a dans leurs comptes. La preuve avec les subprimes...Ce qui n'empêche pas le boss de Merrill Lynch de partir avec 165 millions de dollars. Cela raconte assez bien un système sans moral, sans contre-feux.(4) Un phénomène de panique et de révolte est toujours possible vu l'irrationalité du système. La finance, surréaliste, s'est muée en parasite qui ponctionne de la valeur sur l'économie réelle: le travail. L'économiste François Morin raconte bien comment ce monde de la spéculation est déconnecté du monde de l'économie réelle. La richesse mondiale a produit 32.300 milliards de dollars quand, dans le même temps, les transactions des marchés dérivés se montent, elles, à...699.000 milliards de dollars en 2002. Aujourd'hui, on connaît une rupture historique. La part de dividendes nets distribués aux actionnaires par les entreprises françaises pesait 5,9% de la masse salariale en 1978. En 2006, elle a bondi à 21,9%. C'est dans ce monde que prospère l'opacité d'un système bancaire mondial qui ne parle que de transparence et d'efficience. Tout cela est tout simplement stupéfiant. Et les incantations des politiques à plus de régulation, sans que cela soit suivi d'effets, tout aussi vertigineuses...La meilleure leçon, pour que le naufrage du bateau ivre de la finance ne nous engloutisse pas tous, c'est la pédagogie de la catastrophe. Il faut un krach considérable. Une purge. Il a fallu la crise bancaire de 1929 pour qu'il y ait un New Deal, des institutions de Bretton Woods après guerre pour remettre provisoirement la finance dans la boîte. Nationalisation des banques, distinction entre banque de dépôt et banque d'affaire, loi sur les réserves obligatoires. Tout cela a disparu. Et on voit aujourd'hui les banques centrales voler au secours des fautifs...Il faudrait aussi revenir à la distinction stricte entre banques d'affaires et banques de dépôt, que les premières fassent des affaires, et que les secondes gèrent l'épargne. Il faudrait revenir à un encadrement du crédit, à du bon sens.(4) Pour Jérôme Kerviel: «Tant que nous gagnons et que cela ne se voit pas trop, on ne dit rien» «Il faut savoir jusqu'où on peut bricoler» Il s'est longuement expliqué et n'a pas nié les faits. «Il admet avoir accompli des actes pour dissimuler ses positions aventureuses sur le marché.» Le trader aurait commencé à bidonner dès la fin 2005 (et non début 2007 comme l'affirmait jusqu'à présent la Société Générale). «Ses positions de pure spéculation ont généré, il faut le reconnaître, des bénéfices pour son employeur». Selon ses avocats, il aurait «réalisé des bénéfices considérables, s'élevant au 31 décembre 2007 à près de 1,5 milliard d'euros».(5) La crise de la Société Générale a révélé un mal moins connu que la spéculation mais tout aussi corrupteur: le démon de la narration. «Quelqu'un a construit une entreprise au sein de l'entreprise et dissimulé ses positions. Il avait travaillé depuis plusieurs années au back office du groupe, où il a appris à déjouer les contrôles. Le fraudeur connaissait tous les calendriers et nos techniques de contrôle. Il changeait les positions sur des indices européens selon les besoins pour les masquer.» A écouter Daniel Bouton, le P-DG de la Société Générale, le récit était presque parfait. Héros de la blogosphère, Jérôme Kerviel devint, le temps d'une garde à vue, une icône planétaire; un «Che Guevara de la finance», et même, «un Ben Laden de la Bourse», le cachet de l'allitération faisant foi. «Dans le monde de la finance, le storytelling joue un rôle vital». «Le récit est la nouvelle monnaie du management financier». Les histoires sont vitales pour donner du sens aux chiffres. «On considère désormais que les organisations possèdent certains traits folkloriques et même mythologiques, comme les proverbes, rituels, cérémonies et légendes, écrit Yannis Gabriel, un des maîtres penseurs de l'organizational storytelling...Elles ont leurs personnages -héros, fous, escrocs, etc.-, aussi bien que des éléments d'intrigues - accidents, tromperies, erreurs et conflits...» Toutes ces histoires racontent comment «les héros de notre temps construisent un nouveau monde».(6) Où va le monde? Existe-t-il des gardes-fous moraux pour cette machine du diable qu'est la mondialisation-laminoir où les puissants n'arrêtent pas de changer les règles du jeu à leur profit? En ce début d'une année déjà assez turbulente, écrit Ginette Hess Skandrani, militante de la première heure de toutes les bonnes causes, il me paraît logique, alors que sont en discussion de nouveaux accords Euro-Afrique, de faire un bilan de ce début de millénaire caractérisé par la politique de développement séparé du Nord, toujours plus riche et plus dominateur, toujours plus destructeur de notre environnement, toujours plus arrogant, au détriment des pays du Sud, curieusement baptisés «Tiers-Monde», alors qu'ils représentent les 3/4 de la population mondiale.(7) Enorme mensonge «Nous nous apercevons, poursuit-elle, que ce développement avec une industrialisation à outrance, un pillage généralisé des pays pauvres, un esprit de compétition éliminant tous ceux qui ne peuvent ou ne veulent y participer ici ou ailleurs, un gaspillage monumental des ressources, un appauvrissement des sols, une pollution généralisée, nous conduit à nous poser certaines questions. Ce modèle de développement, accaparé par une minorité en Occident, est-il généralisable, peut-il profiter à l'ensemble des populations? C'est ce qu'on a essayé de nous faire croire. La croissance et la libéralisation du marché devaient, selon nos scientifiques et autres décideurs, nourrir la planète entière. On s'aperçoit que c'est un énorme mensonge colporté pendant plusieurs décennies. La richesse actuelle de l'Occident, issue d'une politique impérialiste et colonialiste est fondée sur un long parasitage: 20% des habitants de la planète consommant 80% de la production d'énergie et de matières premières, amassant 80% des richesses, organisant le déséquilibre des échanges commerciaux, il serait absolument impossible de permettre à tous de consommer autant que les privilégiés d'hier et d'aujourd'hui. Toutes les restructurations ainsi que les prêts, toutes les annulations ou négociations de dettes, tous les accords ou associations proposés ne pourront jamais compenser ni réparer cette politique d'apartheid qui se pratique depuis longtemps et continue de plus belle avec l'aide du FMI et des Banques mondiales». (*) Ecole nationale polytechnique 1.Bruno Abescat: Affaire Jérôme Kerviel, les jours les plus longs de la Générale. L'Express du 29/01/2008 2.Affaire Kerviel: Le monde des traders, un «système de castes» L'Express du 30 janvier 2008 3.Le Canard enchaîné. Vendredi 1er Février 2008 Source: http://www.alterinfo.net 4.Bernard Maris: «Il faudrait revenir à une régulation stricte des banques» Recueilli par Christian Chavagneux et Christian Losson. Libération: lundi 28 janvier 2008. 5.N.Cori, R.Lecadre: Jérôme Kerviel, mis en examen. Libération mardi 29 janvier 2008. 6.Christian Salmon: Un héros de notre temps, Le Monde du 1.02.08. 7.Ginette Hess Skandrani: L'état du monde occidental en ce début 2008. http://www.alterinfo.net 1er Février 2008