La civilisation techniciste vend du rêve à la jeunesse. Cela dit, cette dernière est-elle consciente du prix à payer? Marcher tout en écoutant de la musique peut paraître agréable. Ce-pendant, ce «plaisir» que procure le MP4 ou l'Ipod n'est pas sans effets qui, parfois, s'avèrent néfastes tant sur le plan sanitaire que culturel. Nous déambulons le long de la rue de la République à Kouba. Après un froid glacial, le soleil réapparaît. De sa lumière, il abreuve les ruelles d'Alger. Le jour qui se lève est servi dans une coupe effervescente par une main, l'autre étant tendue pour une bouchée de pain. Les uns vivent et les autres survivent. Cela dit, le quotidien est loin d'être aussi manichéen. Osons le mot, la quincaillerie musicale actuelle pousse comme des champignons sur les têtes juvéniles. L'absence de perspectives aidant, le virtuel se substitue au réel. Dans le fleuve humain qui coule, dans les deux sens, sur les deux bords de le rue de la République, une tête émerge. C'est celle de Samir D, un jeune lycéen. Grand de taille, Samir a le regard d'un enfant qui nargue l'adulte que l'adolescent veut devenir. La jaquette en cuir et le pantalon jean qu'il porte évoquent le rêve américain. Le rebelle aime le grand large. Il a la démarche d'une personne «déconnectée» de ce qui l'entoure. A son oreille est suspendu un kit man. Ce gitan des temps modernes semble voir miroiter un monde parallèle au nôtre. Nous le sollicitons. Il ôte le kit man. Le contact avec la réalité est rétabli. En dehors des heures scolaires, il arrive rarement que Samir se sépare de son ami ou ennemi intime, c'est selon. Cette fidélité, Samir l'explique ainsi: «Cette petite chose me permet de compiler un nombre important de chansons que j'aime écouter. En plus, cet objet est très pratique. Je peux écouter mes chansons préférées, au gré de mon humeur, quand je veux et où je veux. Pour couronner le tout, j'écoute de la musique en mettant le son au niveau qui me sied. Cela ne dérange personne». Seulement, ce que semble ignorer notre ami, c'est que l'écoute assidue du «bruit empaqueté» qu'émet ce genre de gadget, peut avoir des répercussions néfastes sur l'oreille. Selon une étude effectuée par une association américaine dénommée Parole Language Audition «la popularité croissante des Ipods, MP3 et des ptops peut être la cause de la multiplication des problèmes auditifs chez les jeunes. Car ces derniers utilisent ces appareils plus longtemps et à des volumes sonores plus élevés que la norme conseillée». De son côté, le Dr Hacine Grig, spécialiste en ORL, affirme: «L'écoute prolongée des bruits forts est très nocive pour l'oreille. Pour cette raison, il est nécessaire de prendre conscience des risques de maladies auditives qui guettent toute personne ayant l'habitude d'écouter de la musique forte émise par le walkman, le mp3 et toutes sortes d'équipements du genre» et de préciser: «Une oreille exposée à un bruit allant de 70 à 90, voire 100 décibels (unité pour mesurer la puissance du bruit) court le risque d'une déficience auditive pouvant aller jusqu'à la surdité irréversible.» Parmi les cas de maladies auditives, citons la neurinome acoustique. Bien que bénigne, donc, non cancéreuse, cette tumeur se développe dans le conduit auditif et provoque des signes, initialement, discrets tel que la perte progressive d'audition d'un seul côté, les bourdonnements et les vertiges. Petit à petit, la tumeur se développe dans la boîte crânienne. Au rythme de sa progression, celle-ci provoque des maux de tête, des fourmillements, des douleurs de la face. Conséquemment à tout cela, des paralysies des muscles du visage se produisent. Cela semble surprendre Nadjib F., la trentaine et en quête désespérée d'emploi, qui avoue: «Je ne savais pas que l'écoute prolongée de mon MP4 pouvait m'être préjudiciable à ce point.» Il nous quitte avec un sourire au bout des lèvres. Pour un jeune homme qui n'arrive pas à s'autosuffire, le sourire s'arrache. Nous arrivons au café dit des «Chiouk». Les lieu est imprégné de nostalgie. Ici, «les vieux copains (lehbab)» aiment se retrouver pour se remémorer leurs «années d'or». Celles d' El Meqnin ezzin où, entre une tasse et un verre de l'qahwa w latay, on chantait Hizya ou Aouicha wel herraz aux poètes dans l'âme. Aâmi Smaïl est de ceux-là. Assis à une table qui donne sur la rue, ce retraité de la Poste semble à la recherche de l'ode perdue. Notre sollicitation l'enfonce dans le souvenir. L'émotion qui le prend se meut dans ses yeux en une goutte de larme qu'il écrase pudiquement. Malgré le poids des ans, la plaie ne s'est pas encore cicatrisée. «Je garde, à ce jour la bande de la cassette de Boudjemaâ (Elankis) où il chante Bahr Ettoufan, cette chanson me rappelle l'histoire d'un ami, pêcheur, qui a été emporté par la mer», avoue Aâmi Smaïl, d'une voix submergée de tendresse. Pour lui, «à l'époque, les 33 tours et les bandes de cassette nous permettaient de nous introduire dans le monde proposé par l'oeuvre artistique et de nous imprégner de son esprit. Nous écoutions nos chansons préférées dans la discrétion. A l'époque, c'était la qualité qui primait sur la quantité, aujourd'hui, c'est l'inverse.» Autres temps, autres moeurs. De nos jours, il est fréquent de voir des silhouettes juvéniles dandiner dans la rue, les oreilles branchées au kit man et la tête suspendue au «vacarme musical» émis par le MP3. C'est «la transe marchante» et le phénomène ne fait que s'amplifier. Le problème est que les méfaits de cette habitude qui met nos jeunes dans un état second, passent presque inaperçus. Loin de constituer l'aboutissement d'un mouvement de modernisation et d'émancipation de la société, ces moyens accentuent la contradiction entre le moderne et le traditionnel. Il y va de l'existence même de la culture d'une société à plus fortes traditions. Poussé dans ses derniers retranchements, l'homme issu de la culture orale a le choix entre «la folklorisation», donc, «l'aliénation» et l'acculturation. «Quand on entre dans la modernité par infraction, on en sort par fraction», avait averti Mouloud Mammeri.