Nous sommes tous hantés par des images que nous croyons depuis longtemps avoir oubliées. Sans doute est-il dans la tendance naturelle de l'être humain, quand la tête devient grise - surtout celle de l'écrivain -, de se consoler le coeur d'un souvenir d'enfance qui devient, en quelque façon, encensoir luisant comme le Souvenir chez Baudelaire! Mais l'époque où l'on était heureux vient aussi tourmenter l'âme, la poussant au regret. Pourtant, bien que s'agissant de rêve nostalgique, les très courts récits contenus dans La Cuillère et autres petits riens (*) de Lazhari Labter rendent à l'auteur son enfance, et nous rendent la nôtre aussi. À dire vrai, les souvenirs nous donnent assez d'esprit pour nous concentrer sur un charme qui n'est plus au présent...Quels Narcisses sont alors les vrais artistes se mirant dans leurs propres illustrations qu'ils ne peuvent même plus retoucher ni mettre à jour! Les «petits riens», les «petites choses» d'hier prennent alors aujourd'hui de la valeur, deviennent des choses importantes, des choses du coeur plus fortes que celles de la raison. Etymologiquement «rien» étant «chose» et en employant le terme «petit», Lazhari Labter exprime, par exagération compréhensible, un sentiment d'affection, une douce familiarité. Au sujet de «rien», Bourdaloue (1632-1704), en un autre temps, avait pu écrire: «Je ne suis rien, mais ce rien après tout, c'est ce que j'ai de plus cher, puisque c'est moi-même (Pensées, t. II, p. 419).» Place donc à Lazhari Labter et à ses sentiments qui donnent du sens à ce qui n'a pas été évalué par nos historiens! La Cuillère et autres petits riens nous ramènent à des vérités tendres oubliées. Que la vie était simple, jadis! «Les jeunes d'aujourd'hui, nés avec l'électricité, l'eau courante, la radio, la télévision, le téléphone, la voiture, le portable, l'Internet, etc. ne peuvent imaginer ce que pouvait être la vie sans tous ces conforts qui font si bien partie intégrante de la vie quotidienne qu'ils sont devenus "banals". Ils ne peuvent imaginer l'émerveillement qu'avait suscité pour les gens de ma génération le simple fait d'appuyer sur un interrupteur et de voir, pour la première fois, les yeux ébahis, la lumière jaillir d'une ampoule quand on a connu la fatigue des yeux par la lecture des livres à la lueur des bougies ou du quinquet. L'expression "Et la lumière fut" a un sens tout particulier pour moi.» Et bien sûr, ces «petits riens» constituent une mirifique matière pour confronter ou critiquer, si délicatement comme le fait l'auteur, les justifications mécanistes de notre temps dont l'avidité déraisonnable brouille toute logique de vivre la vie! Finalement qu'est-ce que vivre? En tout cas, pas celle que nous vend, avec acharnement, tel opérateur de téléphonie, - la vie serait-elle transmise à notre oreille et à celle de notre interlocuteur du fait du miracle de l'outil électronique sans âme? Journaliste, poète, écrivain et...jeune éditeur de 57 ans, militant pour l'essor du livre, et par conséquent de la pensée algérienne, Lazhari Labter, vivant à Alger et bien ancré dans sa région des Hautes Plaines, me paraît un des éléments dynamiques de sa génération capables de vaincre les réticences (ou les refus) de ceux qui, par manque de professionnalisme avéré, polluent les meilleures sources de notre patrimoine culturel. La stratégie, pour faire aimer le Livre Algérien et l'Auteur Algérien, devrait être poétique, non dramatique, dans le face-à-face ininterrompu que les écrivains, à leur corps défendant, entretiennent avec les lobbies de ceux qui, dans l'ombre, veulent que soient sans lendemain les vrais débuts du redressement culturel dans le domaine du livre et de la lecture. Ainsi que semble le souffler déjà dans ses premiers écrits (poèmes, récits, témoignage), ici avec La Cuillère et autre petits riens, Lazhari Labter oriente ses lecteurs vers deux directions parallèles, mais complémentaires: retour aux sources et projection lucide de l'à-venir, - l'esprit de mutation ne devant pas troubler l'eau pure de la source qui grossit le fleuve de la culture algérienne. Eh oui! voilà, telle la cuillère inoxydable du premier récit, des «petits-riens» qui invitent à comprendre le bonheur d'avoir été au passé. Voilà «Des petits riens comme cette cuillère trouvée au fond d'une seguia»; et cet amour pour son père «paysan pauvre, militant du Parti du peuple algérien (PPA) et disciple des oulémas, réformateurs musulmans, dont la piété n'avait d'égale que l'amour qu'il a porté à sa patrie et l'intérêt pour sa culture et son Histoire»; et cette adoration infinie pour sa mère «Zohra, comme une rose en son jardin...» qui «en a vu des guerres»; et ces contes, pris sur le vif, et d'où émergent alternativement le merveilleux et l'angoisse et qu'illustrent bellement les exemples contenus dans les textes suivants: «L'école...On y parlait [...] de Gaulois que le maître faisait passer pour nos ancêtres.», «Le typhus...au temps de la Seconde Guerre mondiale», «L'enfant et le marabout», «H'lala, la femme-lune», «Les oeufs peints de ma mère»...C'est-à-dire, toute cette enfance heureuse racontée, ou plutôt peu insouciante, car c'était dans le pays où l'on s'instruit à l'école de la famille et des amis, au beau milieu de la nature maternelle dont le langage des lieux, des arbres, des herbages, des animaux, des oiseaux, développent la poésie d'un code de vie que peu de jeunes connaissent aujourd'hui. Présentés dans un format éditorial (11x16,5) de 101 pages, très pratique, fabriqué avec soin, le petit recueil de récits La Cuillère et autres petits riens de Lazhari Labter est un témoignage prenant et émouvant, - c'est peut-être même une petite chanson simple, sans trop de prétentions littéraires, mais pleine de piété filiale et d'amour patriotique. (*) LA CUILLÈRE ET AUTRES PETITS RIENS de Lazhari Labtar Lazhari Labtar Editions, Alger, 2009, 101 pages.