La précarité de la condition sociale engendre des déchirures profondes. Sur leur visage, le temps a creusé les rides de la solitude. Leur histoire est un long voyage parsemé de soupirs. Des soupirs qui en disent long sur leurs conditions sociales. Décidément, il n'est pas facile de vivre à 60 ans et plus en Algérie; du moins pour certains. En effet, pas moins de 2192 personnes sont accueillies dans 28 foyers pour personnes âgées et/ou handicapées (Fpah). Répartis sur 23 wilayas du pays, ces foyers accueillent 1241 hommes et 951 femmes. Déracinés, arrachés à leur environnement naturel, ces victimes de «la violence sociale» se trouvent réduites à vivre dans la recherche continuelle du temps perdu. La quête est douloureuse. L'évocation de chaque souvenir remue le couteau dans la plaie. Conjuguer sa vie au passé est un exercice pénible. Et si cela arrivait à l'un de nous? La question effraie certes mais elle a le mérite de nous guérir de l'illusion. Les châteaux de cartes ne font pas l'Andalousie et les ruines de l'Acropole ne ramèneront pas Athéna. «L'Histoire bégaie», elle ne se répète pas. Chacun de nous est porteur de sa propre histoire, «sa propre légende». Le drame est de se voir contraint de vivre le bégaiement de son histoire qui finit par éteindre le rêve en soi. Pourtant, au prix de leur détresse, les pensionnaires des Fpah nous apprennent à...vivre! Quand ils pleurent, c'est une pluie d'humanisme qui s'abat sur nos coeurs asséchés par la quête du superficiel. «J'aime à aimer mais, j'aime mieux à être aimé», cette citation de saint Augustin luit dans le regard de L. M., divorcée et mère de quatre enfants, telle une perle dans les décombres d'une vie menée au service d'autrui. Cette pensionnaire du foyer de Dély Ibrahim sis sur les hauteurs d'Alger, depuis 14 ans, a été sage-femme dans le Sud algérien. Sage-femme...cela rappelle Na Ghné, la sage-femme de La colline oubliée, le roman de Mouloud Mammeri. Comme Na Ghné, L. M. a vu venir au monde beaucoup d'enfants. C'est dans ses bras qu'ils ont crié pour la première fois. C'est dans ses bras qu'ils ont ouvert leurs yeux sur le monde. D'une voix sereine, L. M. raconte: «J'ai travaillé comme sage-femme dans le Sud. Cette fonction, je l'ai exercée pendant des années. J'ai vu naître beaucoup d'enfants. Chaque naissance portait la merveille d'une nouvelle vie qui commence. L'aube de la vie perçue dans leurs moindres gestes m'emplissait de bonheur.» Le regard de L. M. se pose sur ses mains. Bien sûr qu'elle se rappelle quelques-uns de ces visages. Comment oublier ces moments qui ont fait d'elle le témoin privilégié de nouvelles naissances qui ont égayé tant de foyers. Le regard de L. M. revisite les gravures rupestres du Tassili. Le voyage s'effectue en un long soupir. Soudain, ses yeux se remplissent de larmes. D'une main digne et timide, L. M. écrase une goutte fuyante. Les soupirs qu'elle pousse portent des révélations désarmantes: «J'ai quatre enfants dont je suis séparée. Suite à une manifestation de femmes à laquelle j'ai participé, j'ai reçu une lettre de menace anonyme. Me sentant en danger, j'ai du fuir en Libye en 1994 où je suis restée une année et sept mois. Succombant aux sollicitations de ma soeur, je suis revenue dans mon pays. La détérioration de mes relations avec ma soeur m'a poussée à venir ici.» Fait édifiant, la plupart des pensionnaires valides viennent dans ces «refuges» de leur propre gré. Les foyers d'accueil constituent l'ultime recours de ces personnes pour ne pas se retrouver dans la rue, tout simplement. C'est le cas de B. A., retraitée, qui révèle: «J'ai travaillé comme infirmière pendant 40 ans. Mère d'un enfant, j'occupais une pièce et une cuisine. Suite au mariage de mon fils, j'ai dû vendre le studio. Le cadre familial m'étant devenu infernal, je suis venue ici. Dans ce foyer, je me sens libre.» Mme Naïma Balhi, la directrice du centre, semble avoir instauré des relations familiales avec les pensionnaires du foyer. Psychologue de formation, Mme Balhi a su gagner la confiance des pensionnaires à tel point qu'elles la prennent pour leur mère, leur fille ou leur soeur, c'est selon, toutefois la précarité des conditions sociales peut induire des «déchirures»; cependant le plus important étant d'apprendre à recoller les morceaux entaillés. La pièce ne sera plus la même, mais elle prendra une nouvelle forme et entamera une nouvelle vie. L'enseignement, nous l'avons pris de Khalti M. et de son fils unique. L'histoire est digne d'être connue. Le regard de Khalti M. est porté par une montagne de dignité qui renseigne sur la noblesse de son âme. Laissons nos âmes écouter la sienne. L'âme de Khalti M. raconte: «Mon fils adoré n'a pas les moyens de me prendre en charge. Il travaille et touche un salaire qui ne peut nous assurer un loyer et la couverture de nos besoins. La limite de notre condition a obligé mon fils à louer dans un hôtel modeste. Me sachant à l'abri de tout besoin dans ce centre, il a préféré me ramener ici.» Attaché à sa mère, le fils lui rend visite deux fois par semaine. A chaque visite, le fils ne manque pas d'être aux petits soins avec la femme qu'il aime le plus dans ce monde. Réservé aux femmes, le Fpah de Dély Ibrahim compte 115 pensionnaires dont 9 sont âgées de plus de 60 ans. Ce foyer fait partie de trois Frah que compte la capitale. En plus du centre mixte de Sidi Moussa qui abrite 202 «locataires», la banlieue de Bab Ezzouar accueille également le Fpah pour hommes qui compte 191 pensionnaires parmi lesquels 83 personnes ont plus de 60 ans. Selon M.Djilali Guerziz, directeur du centre, «les personnes âgées et valides viennent dans ce foyer pour de multiples raisons qui se résument à la précarité de la condition sociale et au sentiment d'être victimes de rejet par la société». Concernant les catégories de pensionnaires que compte «le refuge», le directeur citera des personnes malades qui ne peuvent être prises en charge par leurs familles. Des personnes qui s'adonnent à la mendicité pour subvenir aux besoins de leurs familles, des parents ayant divorcé d'avec le conjoint et qui ont préféré quitter le foyer. A ce sujet, le cas de Z.M. est illustratif. Du haut de ses 72 ans, Z.M. raconte: «Je suis venu ici pour motif familial. Etant sans ressources et ne m'entendant plus avec ma femme, j'ai quitté la maison familiale. Après des mois passés à la recherche d'un toit, je me suis résigné à venir dans ces lieux.» Le même motif est évoqué par B.M. qui avoue: «Je suis ici depuis plus de deux ans. Après avoir divorcé, je suis venu dans ce centre. Il est vrai que j'ai des enfants, mais ils ne peuvent me prendre en charge.» Dure réalité vécue au quotidien. En termes de statistiques, la population des personnes âgées ne cesse de croître en Algérie. De 2,405 millions d'habitants en 2002, elle est passée à trois millions en 2006. Pour assurer une prise en charge conséquente des personnes âgées, le ministère de la Solidarité a élaboré un projet de loi qui, selon Mme Belbal, «dans sa philosophie, vise le maintien de la personne âgée dans son milieu naturel, à savoir la famille. Cette loi préconise un dispositif d'aide à cette catégorie de la société à domicile. Pour cela, nous formons des auxiliaires de vie. De plus, il est prévu la création de structures de jour. Ces centres accueillent les personnes concernées durant la journée». Et Mme Belbal d'ajouter: «Il est également prévu la création de foyers "occupationnels" dotés de fermes pédagogiques. Le projet inclut aussi l'installation de centre de gérontologie.» Un projet de loi de cette teneur ne peut qu'être bénéfique pour des personnes dont la condition exige une intervention de l'Etat à même d'éviter l'isolement à cette catégorie vulnérable de la société.